Problématique : autonomie et soutenabilité (il n'y a pas d'humain no-tech)

Première hypothèse : La technique n'est pas neutre

La thèse TAC (Technologie Anthropologiquement Constitutive/Constituante) trouve ses sources dans les travaux d'André Leroi-Gourhan, de Gilbert Simondon, de Jacques Derrida et Bernard Stiegler (Steiner, 2010[1]). Elle pose que ce n'est pas seulement l'humain qui construit le technique mais que c'est tout autant le technique qui construit l'humain. Les objets techniques rendent possible l'intelligence humaine en lui fournissant un substrat artificiel d'inscription. Or ce substrat participe en retour à configurer ses moyens et ses modes de penser. Jack Goody (1977[2]) a montré que l'écriture constitue une raison graphique qui produit typiquement la rationalité scientifique. Bruno Bachimont (2000[3]) propose quant à lui que le support numérique implique l'avènement d'une raison computationnelle dont les contours sont encore à tracer.

La technique n'est donc jamais « neutre », elle participe au contraire à configurer le rapport au monde des êtres humains. Avoir une hache, un stylo ou un téléphone portable conduit à penser différemment. En conséquence il est utile que les citoyens, pas seulement les ingénieurs ou les marchands de technologie, s'intéressent aux faits techniques. Et il serait utile que les citoyens soient en mesure de statuer sur les trajectoires d'évolution de ces objets techniques qui les constituent.

Seconde hypothèse : La technique n'est ni bonne ni mauvaise (elle est amorale)

Dire que la technique n'est pas neutre ne revient pas à émettre un jugement moral, la technique n'est en soi ni bonne ni mauvaise. Ceci est relativement évident pour la technique en général, mais cela l'est également pour chaque objet technique en particulier. Le stylo rend possible les pires pamphlets, la fusion nucléaire produit de l'électricité, la voiture pollue, le fusil permet de se défendre. Tout objet technique est pharmakon nous disait Bernard Stiegler, en ce sens qu'il porte à la fois la possibilité d'un remède et la possibilité d'un poison (Petit, 2013[4]).

Ce caractère amoral de la technique ne doit pourtant pas conduire à s'en désintéresser. En effet, l'objet technique n'est pas seulement un potentiel neutre qui deviendrait ce qu'on choisit d'en faire. Puisque l'évolution technique reconfigure l'être humain, alors chaque trajectoire technique emporte avec elle la trajectoire humaine et reconfigure la possibilité de ses choix. Une fois que sa main a porté le stylo ou le fusil, l'être humain ne peut plus penser comme il le ferait avec la main vide, son rapport à la poésie ou au meurtre en est définitivement modifié.

Premier problème : L'évolution technique diminue notre autonomie

L'enjeu devant une technique à la fois constitutive et amorale réside dans la capacité des êtres humains à élaborer des processus de décision individuels et collectifs. Si la technique n'est pas neutre et qu'elle n'est ni bonne ni mauvaise, alors il faut pouvoir faire des choix. Sans cette possibilité l'être humain se retrouve embarqué dans un processus déterminé par une évolution technique qui lui échappe. L'homme doit garder la possibilité de configurer la technique qui le configure pour conserver une trajectoire de coexistence et ne pas être asservi.

Ivan Illich (1973[5]) définit le concept de convivialité comme une capacité à faire des choix, à décider d'utiliser ou pas un objet technique. Or il fait la proposition que passé un certain seuil de technicité toute technique réduit l'autonomie humaine plutôt qu'elle ne l'augmente.

Dès lors qu'une communauté humaine de taille raisonnable ne sait plus produire les objets dont elle a besoin, les réparer, ou décider de s'en passer, alors se pose un problème de dépendance. Cette vision renvoie au concept de low-tech au sens d'objets techniques suffisamment simples pour rester à échelle humaine, c'est à dire à la portée d'un individu ou d'un collectif humain suffisamment modeste. Parmi les différents exemples qu'Ivan Illich traite dans différents ouvrages, l'un des plus immédiats à appréhender est celui de l'automobile. Dès lors que celle-ci dépasse une certaine vitesse elle reconfigure l'espace et le temps et il devient difficile, voire impossible, de choisir de se déplacer autrement : on est souvent trop loin des espaces sociaux sans voiture, on est en danger lorsqu'on se déplace à pied ou à vélo, etc.

« Je dois recevoir rapidement ma pizza commandée quinze minutes plus tôt par Internet à ma propre porte, parce que toute perte de temps devient le temps d'une perte [...], mais aussi parce que je n'ai tout simplement plus la possibilité, je n'ai plus le temps, d'attendre plus que ces quinze minutes pour manger, sans quoi ne je peux pas soutenir les exigences formulées par les conditions d'existence contemporaines. (Carnino, 2006[6]) ».

En ce sens la question du choix face à l'hégémonie numérique se pose et implique la mise en place d'arbitrages démocratiques dirigés par les citoyens-utilisateurs. Qui décide que dorénavant la gestion des processus scolaires se fera via un environnement numérique de travail, et que cela se fera de telle ou telle façon ? Les usagers, enseignants, élèves et parents d'élèves ? Les gouvernements élus ? Les ingénieurs et les marchands de plate-formes ?

Second problème : L'évolution technique est insoutenable

L'accroissement technique ne met pas seulement en péril notre façon d'exister mais le fait même d'exister ou non. C'est aujourd'hui le principe même de la vie humaine qui est en cause. Les études sont nombreuses et convergentes, et elles montrent toutes une évolution exponentielle, c'est à dire intenable sur la durée, et pour la plupart une évolution exponentielle mortifère à relativement court terme (quelques décennies). Une croissance de 2% par an — c'est à dire pas beaucoup, pas assez selon de nombreux économistes, une croissance faible qui va créer du chômage, que les politiques voudraient supérieure... — correspond à 700% de croissance en 100 ans.

Il n'est pas si évident d'établir une hiérarchie entre l'autonomie et la soutenabilité : vivre sans autonomie est-ce vivre ? Elles sont toutes les deux des conditions nécessaires et non suffisantes et elles sont par ailleurs intimement liées. En effet, on constate qu'il est difficile de prendre des décisions qui visent à diminuer l'emprise technique (on pourra évoquer le cas des moratoires sur le nucléaire par exemple ou le contrôle légal des armes et des produits pharmaceutiques). On peut donc penser que la question de l'autonomie sous-tend le traitement de la question de soutenabilité.

Il n'y a pas d'humain no-tech

Il n'y a pas d'humain sans technique et il n'y a pas de technique qui ne pose des questions d'autonomie et de soutenabilité. L'enjeu n'est donc pas de penser un monde sans technique, mais de chercher comment l'on peut négocier et réguler le rapport de l'humanité et de la technique.

Le tableau ci-après montre que le mode de vie américain est près de deux fois plus coûteux en énergie que celui de la France, plus de trois fois et demi celui d'un habitant moyen du monde et presque de 25 fois celui d'un Sénégalais. Il y a donc des marges de manœuvre évidentes entre la fuite en avant de la croissance high-tech et le mode de vie Amish.

Population et TPES (Total Primary Energy Supply) en 2018 dans le monde (International Energy Agency, 2020[7])

Population

(million)

TPES

(Mtep)

TPES par habitant

(tep)

Nombre de personnes pouvant vivre avec le mode de consommation énergétique étasunien

États-Unis

327.4

2230.8

6.81

1

France

67.3

246.4

3.66

1.9

Chine

1400

3211

2.29

3

Monde

7588

14282

1.88

3.6

Sénégal

15.9

4.6

0.29

23.5