La raison graphique (Jack Goody)

L'invention de l'écriture a donné naissance à la rationalité moderne : la raison graphique

Goody (1977[1]) a montré que l'invention de l'écriture a modifié les schèmes de représentation de la connaissance, jusque là orale, donnant naissance à une raison graphique. Le passage de l'oral à l'écrit n'est pas simplement un changement de support, c'est une reconfiguration du système technique de production et de manipulation qui agit sur la nature même de la connaissance.

« Même si l'on ne peut pas réduire un message au moyen matériel de sa transmission, tout changement dans le système des communications a nécessairement d'importants effets sur les contenus transmis » (Goody, 1979[2], p.46).

« L'écriture a une importance décisive, non seulement parce qu'elle conserve la parole dans le temps et dans l'espace, mais aussi parce qu'elle transforme le langage parlé : elle en extrait et abstrait les éléments constitutifs, ainsi la communication par l'œil engendre des possibilités cognitives nouvelles par rapport à celle qu'offre la communication par la voix » (Ibid., p.221).

La permanence et la spatialisation

Goody développe des exemples concrets comme la liste, le tableau et la formule et montre que ces structures sont essentiellement graphiques, elles n'existent que parce qu'un support leur donne une permanence dans le temps et une possibilité de spatialisation. Or le travail intellectuel d'écriture et de lecture via de telles structures spatiales permet de faire émerger de nouvelles connaissances, à partir de représentations qui ne peuvent être formulées oralement.

Exemple : Le tableau

Prenons un exemple trivial avec le tableau ci-après, qui permet de mettre en relief des relations qui ne pourraient émerger par la description orale du même tableau.

Soit par exemple la lecture orale suivante :

Soit la représentation tabulaire de la même information :

Année

Chiffre d'affaire

Bénéfice

2004

123.315

5.154

2005

115.247

7.156

2006

114.265

8.245

2007

112.250

8.300

La visualisation graphique du tableau montre la corrélation entre la baisse du chiffre d'affaire et la hausse du bénéfice. Une lecture orale du tableau ne permet pas l'émergence aussi évidente de cette information. La spatialisation permet de faire émerger des connaissances nouvelles, ici le fait que le fait que la baisse du chiffre d'affaire est corrélée à une hausse des bénéfices. Le changement de support a eu une influence sur la connaissance elle-même.

Le passage de l'oral à l'écrit n'est pas seulement un changement de support, c'est une révolution cognitive.

Au delà de cet exemple un peu simpliste, on observera que la tradition critique et la pensée scientifique se construisent grâce à l'écrit, à la possibilité d'accumuler le savoir, du retour critique, de la réfutabilité ; que la logique (raisonnement formel sur des lettres), l'algèbre et le calcul (raisonnement sur les nombres) n'existent qu'avec l'écrit ; ou même que la philosophie dépend de la possibilité de raisonnements logiques inhérents à l'écriture, ou du retour philologique aux textes (Ibid., pp.96-97). Les mathématiques sont inconcevables sans la formalisation écrite, et avec elles la science moderne, dont le développement se révèle lié à la naissance et aux évolutions de la communication écrite : l'écriture (Mésopotamie), l'alphabet (Grèce), l'imprimerie (Europe occidentale) (Ibid., p.106). Nos sociétés modernes sont fondamentalement organisées autour de l'écrit : système juridique, procédures administratives, identification des individus par des documents d'identité... Un dernier exemple de l'influence profonde de l'écrit sur nos modes de vie est le rapport au temps : l'écrit est ce qui permet le rapport au passé à travers l'histoire, et au futur à travers la planification.

Goody montre donc qu'au delà des conséquences herméneutiques et cognitives liées au changement de support, c'est notre rapport à la connaissance et notre représentation du monde qui en sont transformés.

« Lorsque je parle de l'écriture en tant que technologie de l'intellect, en particulier, je ne pense pas seulement aux plumes et au papier, aux stylets et aux tablettes [...], mais aussi à la formation requise, l'acquisition de nouvelles compétences motrices, l'utilisation différente de la vue, ainsi qu'aux produits eux-mêmes, les livres qui sont rangés sur les étagères des bibliothèques [...] (Goody, 2007, p.194). »