Écriture numérique traditionnelle et écriture numérique computationnelle

Toute écriture numérique procède d'une programmation par nécessité, écrire sur support numérique c'est programmer l'apparition de signes sur un support de lecture. En revanche, l'écriture peut procéder ou non d'une programmation par intention, c'est à dire exploiter ou non la logique du calcul au niveau sémiotique.

Lorsqu'elle adresse un support statique, comme le papier imprimé, l'écriture est graphique en intention et reste inscrite dans le paradigme traditionnel. Dès lors qu'elle adresse un support dynamique, tel qu'un écran d'ordinateur, l'écriture peut alors s'inscrire dans un autre paradigme, que j'appellerai computationnel, en ce sens qu'il est fondé par l'ordinateur comme support d'inscription, et qu'il relève de la raison computationnelle, c'est à dire d'une façon de penser avec le calcul que permet l'ordinateur. L'écriture computationnelle a pour intention de programmer dynamiquement l'apparition des signes par l'exécution d'algorithmes et en fonction d'actions du lecteur.

Les questions sont alors de savoir pourquoi et comment conserver une écriture traditionnelle, et pourquoi et comment mobiliser une écriture computationnelle. Questions qui se déclinent notamment au travers de l'instrumentation des logiciels d'écriture qui renvoient plutôt au paradigme du graphique (WYSIWYG) ou au paradigme du computationnel (WYSIWYM).

L'écriture qui veut imprimer

Le paradigme traditionnel

Une écriture numérique est traditionnelle si elle cherche d'abord à préserver les propriétés de l'écriture graphique, si elle n'est numérique que par obligation, happée malgré elle par l'universalité du numérique. Son enjeu est d'abord d'être capable de se reposer sur les compétences - d'écriture et de lecture - acquises dans le contexte du graphique. L'écriture numérique traditionnelle va nécessairement profiter de certaines fonctions spécifiques, mais de façon limitée, et essentiellement orientées vers le stockage et la circulation du contenu, plutôt que vers la production et la mise en forme des signes eux mêmes. Cette résistance aux fonctions du numérique est essentielle dans la mesure où c'est la condition pour faire l'économie de la réinterrogation des modes d'interprétation. Elle doit tellement ressembler à l'écriture graphique non numérique que les mécanismes d'interprétation semblent fonctionner sans solution de continuité. On peut citer comme exemple l'écriture de documents PDF destinés à être imprimés, ou de document Epub à destination de liseuses passives (c'est à dire non ou très faiblement interactives).

Pourquoi conserver l'écriture traditionnelle ?

Conserver la possibilité d'une écriture traditionnelle sur support numérique permet de s’inscrire dans les habitudes établies de ce que l'on a appris à l'école, de ce que l'on sait avoir du sens. L'écriture traditionnelle est facile, c'est ce qui nous paraît naturel, puisque c'est déjà acquis. L'écriture traditionnelle est fiable, c'est un mode de communication codifié a priori que nous maîtrisons, pour lequel notre potentiel de contrôle, de prédiction, est important.

L'enjeu principal est de fait celui de l'efficacité : l'écriture traditionnelle, est une écriture qui fonctionne d'emblée.

Problématique de l'écriture traditionnelle : assumer et protéger le statique

Le risque principal de l'écriture traditionnelle n'est pas sa disparition, la forme livresque (graphique, linéaire, non interactive) est un mode de communication de l'information puissant en soi (même si cette forme passe d'un statut très largement majoritaire à un statut minoritaire). Le risque principal est plutôt de ne pas assumer ou de mal en contrôler les limites et de conduire à de mauvais hybrides, qui se revendiqueraient encore du graphique, tout en ayant trop transigé avec les fonctions numériques. Les conditions interprétatives du graphique ne s'appliqueraient déjà plus, sans que l'on s'en rende compte, entraînant une perte de sens. Cette "sortie" involontaire du graphique peut être due à une pression mal contrôlée de la technique, il y donc une nécessité de lutter en permanence contre les tropismes du numérique. Elle peut également être due à un défaut d'analyse, de celui qui chercherait les avantages du numérique sans en accepter les transformations, pensant que l'écriture n'a pas besoin d'être repensée, que le passage par l'ordinateur ne change rien, que « l'ordinateur n'est qu'un outil ».

L'écriture qui veut programmer

Le paradigme computationnel

L'écriture numérique est computationnelle lorsque elle cherche d'abord à profiter des fonctions du numérique, que ce soit pour améliorer la productivité (de l'écriture ou de la lecture) ou pour élaborer des formes d'expression différentes de celles disponibles dans le monde graphique. Deux écritures s'opposent donc, dont la frontière serait plutôt simple à tracer a priori : toute écriture qui sort du graphique, du linéaire, du non interactif, tomberait de fait dans le computationnel. Ce serait la condition pour que l'écriture traditionnelle puisse se revendiquer de l'héritage quasiment intact de l'écriture graphique. Sous l'influence des tropismes du numérique - de ce qu'ils suscitent en terme d'interactivité, de multimédia, d'archivage, de connexion, de diffusion - on observe un développement de formes multiples d'écritures computationnelles.

Pourquoi mobiliser une écriture computationnelle ?

La première raison de s'inscrire dans l'écriture computationnelle est peut-être qu'il est difficile de faire autrement, sous la pression des tropismes du numérique, qui se manifestent sous plusieurs formes.

  • Une pression technologique fait évoluer les supports de restitution - l'exemple des dispositifs portables, smartphones et tablettes, est particulièrement prégnant - et ces nouveaux supports peuvent imposer de fait de nouvelles logiques de lecture. Par ailleurs les modes d'accès en réseau font également pressions sur les modes d'écriture ; l'écriture collaborative synchrone ou asynchrone étant un exemple significatif. Or pour écrire à plusieurs, en réseau, il est nécessaire de mobiliser la dimension computationnelle de l'écriture, pour échanger des commentaires, comparer des versions...

    Exemples : GloseInstantanéitéPolymorphismePublication

  • Une pression organisationnelle liée à la numérisation des métiers conduit également petit à petit à s'inscrire dans une écriture computationnelle. On pourra citer comme exemple la production des métadonnées et la mise en place de workflows d'écriture, la nécessité de respecter des règles opérationnelles d'interopérabilité ou légales d'accessibilité.

    Exemples : AccessibilitéGénérationInteropérabilitéMétadonnées

  • Une pression personnelle se manifeste également au niveau individuel : l'envie de bien faire ou de faire comme les autres et le sentiment de pouvoir faire "mieux" avec le numérique.

    Exemples : HypertextualisationInteractivitéMultimédiaScénarisation

Problématique de l'écriture computationnelle : le nouveau et le multiple du dynamique

Le premier problème posé par l'écriture computationnelle est qu'il remet en cause les processus interprétatifs établis. Ces nouveaux processus n'ont pas été, pour l'essentiel, appris à l'école (légitimement restée ancrée dans la sécurité de la tradition graphique), ils doivent donc être inventés par et pour ceux qui écrivent, et par et pour ceux qui lisent. Les canons de l'écriture graphique s'ancrent dans une tradition qui se compte en siècles (encyclopédies, essais, romans, journaux, ouvrages techniques, documentations, articles scientifiques...), tandis que ceux de l'écriture computationnelle sont en invention, et se comptent encore en années, dans les meilleurs de cas.

Par ailleurs, cette écriture est multiple et complexe et chaque composante (interaction, multimédia, glose...) fait appel à des dimensions interprétatives différentes. Il y a deux axes qui résonnent entre eux et se combinent pour former une matrice des possibles : un axe des fonctions d'écriture qui portent le champ du possible et un axe des types documentaires - des genres - qui définissent des structures générales d'écriture qui s'établissent par rapport à la poursuite d'une finalité (Crozat et al. 2012).

Instrumentation des écritures  : du WYSIWYG et du WYSIWYM

Cette approche originelle s'est prolongée à travers le principe WYSIWYM, « What you see is what you mean », c'est à dire : « Ce que vous voyez est ce que vous voulez dire », mobilisée dans les éditeurs LaTeX (LyX), HTML (WYMeditor) et les chaînes éditoriales XML (Scenari). L'idée est de continuer d'associer explicitement des codes aux contenus à afficher, mais d'une part que ces codes reflètent une intention auctoriale plutôt qu'un ordre de formatage, et d'autre part de mobiliser une mise en forme graphique adaptée au processus d'écriture (qui n'est pas le rendu final).

Éditeurs WYSIWYM : Lyx, WYMeditor, Scenari

Le WYSIWYG

L'instrumentation d'une écriture traditionnelle doit avoir pour objectif premier de masquer la dimension computationnelle de l'écriture. L'auteur qui écrit n'a pas besoin de savoir qu'il programme, puisqu'il ne veut pas programmer ; il est donc plus efficace de le maintenir dans un environnement qui simule l'ordre graphique qu'il maîtrise.

C'est sur cette hypothèse que reposent les fondamentaux du WYSIWYG : l'ordinateur simule une page blanche sur l'écran qui permet de se projeter directement dans l'imprimé qui résultera de l'acte d'écriture (comme le propose la traduction du terme WYSIWYG en français par « tel écran, tel écrit »). Les actes de programmation sont réalisés via des manipulations sémiotiques (cliquer sur une icône avec la souris) et provoquent immédiatement une manifestation sémiotique à l'écran qui préfigure un résultat équivalent sur l'imprimé (mettre en mot en italique).

Le WYSIWYM

L'approche WYSIWYM vise à proposer à l'auteur une interface de création de contenus qui se détache de la mise en forme finale, contrairement au WYSIWYG, et intègre explicitement des actes de programmation. L'écriture WYSIWYM consiste d'une part à produire directement une partie des signes, comme dans une approche WYSIWYG ; et d'autre part à programmer d'autres signes qui seront générés algorithmiquement par la machine, ainsi que les rendus et les comportements dynamique de l'interface de lecture. L'auteur déclare à l'aide de l'environnement d'écriture ce qu'il souhaite obtenir afin que la machine se charge de calculer une forme qui corresponde à ses intentions.

« Ainsi l'utilisateur ne met plus de mots en gras, mais spécifie qu'ils sont importants. Il ne crée plus d'animation pour marquer l'arrivée d'un bloc dans une diapositive, mais il précise que ce bloc en est la conclusion. Il ne crée plus le menu d'un site web, mais déclare sa structure. Et c'est le programme informatique qui se chargera, lors d'une phase que l'on appellera publication, de mettre en gras les mots importants, d'appliquer des animations aux blocs de conclusion ou de générer des menus interactifs. (Crozat, 2007) »

Le WYSIWYM permet d'instrumenter l'écriture computationnelle en préservant un compromis entre ouverture des possibilités calculatoires via une programmation déclarative de haut niveau et maintien d'une inscription graphique propre à l'écriture.

Intention de coder des contenus statiques

Intention de coder des comportements dynamiques

Codage par programmation implicite

Sémiotique → Sémiotique

WYSIWYG (traditionnel)

Sémiotique → Logique

WYSIWYM (computationnel)

Codage par programmation explicite

Logique → Sémiotique

WYSIWYM (computationnel)

Logique → Logique

WYSIWYM (computationnel)