Notes de lecture "Ce qu'enseigner veut dire" (Prairat, 2016)

Référence

Contexte de la publication

  • L'auteur « Eirick Prairat est Professeur de Sciences de l'éducation1 à l'Université de Lorraine23 4,5 et membre de l'Institut Universitaire de France6,7 8 9 (chaire des Sciences et Philosophie de l'éducation). Il est également responsable de la collection « Questions d'éducation et de formation » aux PUN - Éditions Universitaires de Lorraine. » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Eirick_Prairat)

  • La revue Skhole.fr « a été fondée en Juin 2008 par Guillaume Vergne et Julien Gautier, professeurs de philosophie en lycée [...] confrontés à de nombreuses interrogations concernant la pratique et le sens de l'enseignement. » (http://skhole.fr/apropos)

L'enseignant comme guide

« Et cela pour la bonne et simple raison que l'enseignement, à la différence de l'instruction, s'intéresse non seulement à la fin visée (transmettre des savoirs) mais aussi aux moyens à mettre en œuvre pour atteindre cette fin. »

« Enseigner c'est « dépayser » comme le dit George Steiner (Steiner et Ladjali, 2003, 27) »

À travers cet article je retiens une première définition de l'enseignement comme un voyage vers un endroit inconnu, et de l'enseignant comme le guide qui trace un chemin.

Enseigner c'est montrer un chemin vers un point que l'enseignant connaît, mais que les apprenants ne connaissent pas.

« L'enseignant a le souci des modalités et du chemin, et lui seul peut vraiment avoir ce souci puisqu'il est le seul à connaître le point d'arrivée. »

« Si enseigner, insignare en latin, signifie originellement montrer, indiquer, alors enseigner c'est indiquer « les routes qui mènent aux formes supérieures du monde ». »

C'est à mon sens ce qui fonde le rapport entre enseignant et apprenants, les seconds acceptent de se faire guider par le premier, car ils admettent qu'il leur permettra de visiter un endroit nouveau, où ils ne pourraient pas aller seuls (selon l'auteur), ou où ils auraient plus de difficultés à aller seul (selon moi).

L'enseignement comme faire agir et comme donner à comprendre

L'auteur propose trois usages du verbe enseigner :

  • "enseigner que", faire connaître quelque chose, définir, mettre à jour des frontières (savoir).

  • "enseigner à" faire quelque chose(savoir-faire et savoir-être)

  • "enseigner" « des univers symboliques, des corpus de savoirs reliés et organisés », « ce qui permet non de connaître mais de comprendre » (biologie, philosophie, mathématiques...)

Mais l'auteur précise que "enseigner que" n'est pas vraiment enseigner, c'est seulement informer, et que "enseigner à" et "enseigner" sont indissociables (« Enseigner la philosophie, c'est aussi enseigner à faire une dissertation ou à savoir commenter un texte philosophique. De sorte que lorsque l'on enseigne, on enseigne aussi « à ». »), donc finalement enseigner, c'est donner accès au faire (c'est faire faire) via un cadre théorique qui transcende l'action pour donner accès aux « formes supérieures du monde ».

NB : On retrouve ici la notion de faire travailler mobilisée ici L'évaluation pair-à-pair, et empruntée à Ponchaut and Salzmann, 2014[2].

Remarque : La limite des pédagogies inductives

Il y a des connaissances qui ne peuvent émerger de la pratique, et qui nécessitent un éclairage extérieur.

« L'enseignement ne saurait être une simple juxtaposition de situations et de dispositifs car il doit attirer l'attention sur ce qui mérite d'être appris, susciter l'effort et l'abnégation et provoquer enfin l'admiration pour tout ce qui donne sens à nos expériences que celles-ci soient rationnelles, esthétiques, émotionnelles ou spirituelles. Sur ce point la maïeutique semble bien impuissante à moins de présupposer que, par une sorte d'harmonie préétablie, l'élève va d'emblée s'intéresser à ce qui mérite d'être appris, qu'il va immédiatement consentir à l'effort nécessaire et découvrir instantanément les saveurs du savoir et de la culture. »

La notion de maïeutique renvoie à une métaphore de l'accouchement, l'homme porte en lui des connaissances qu'un tiers peut aider à faire accoucher. L'enseignement ne serait alors un art de l'accouchement de ces connaissances. On peut considérer que les pédagogies inductives, comme les pédagogies par projet, hérité d'une certaine façon de la notion de maïeutique.

Je pense que ces formes sont insuffisantes, car si elles ouvrent bien au faire faire, elles ne permettent pas d'accéder correctement ou efficacement au théorique (puisque la théorisation devient l'exercice personnel de chacun).

Je ne rejette pas ces pédagogies, elle ont une place, mais je les juge insuffisantes à l'enseignement, elles n'ont qu'une place.

"Le partage de l'agir"

« L'acte d'enseigner ne s'épuise donc jamais dans sa transitivité, elle est une activité qui vise à susciter en l'autre une activité, elle engage finalement la difficile question du partage de l'agir. »

Enseigner c'est agir et c'est faire agir, enseignants et apprenants sont actifs. Lorsque des étudiants font un exercice, c'est l’enseignant qui leur fait faire un exercice.

Par exemple, l'exercice de contribution pair-à-pair est bien un acte d'enseignement, car c'est l'enseignant qui fait agir (ici enseigner) les apprenants ; sans enseignement ils ne le feraient pas, et en tous cas pas comme cela.

L'exercice de contribution pair-à-pair

L'enseignement et l'institution

« L'enseignement est « un art du temps » (Le Du, 2006, 65) et requiert un séjour, un lieu garanti par une institution qui a reçu de la société ou de ses instances légitimes la mission de transmettre un héritage intellectuel et culturel. »

Un enseignement implique selon l'auteur un lieu, des normes, un espace-temps qui permette un « retrait » nécessaire au travail d'apprendre.

L'enseignement et l'évaluation

La question de l'évaluation n'est pas abordée dans le texte. On peut supposer qu'elle se fond dans la notion d'institution.

Il n'y a enseignement que s'il y a évaluation (et certification, c'est à dire institutionnalisation du résultat de l'évaluation).

L'évaluation est la garantie du chemin que l'on parcourt avec l'enseignant.

L'enseignant est un guide vers une destination. Cette destination n'est pas l'acquisition de la compétence, au sens de la capacité réelle à mener des tâches dans le monde. En effet le résultat reste - comme le souligne l'auteur en citant Israël Scheffler - un objectif incertain, qui ne peut être la condition de l'enseignement.

En quelque sorte l'enseignant guide vers une destination, il prend pour cela des chemins qu'il sait d'intérêt, mais il ne peut pas obliger l'apprenant à apprécier le paysage.

L'évaluation en revanche est nécessaire pour confirmer que le parcours a bien été suivi, au sens où il ne suffit pas d'être présent pour apprendre, où cela requiert une présence intellectuelle, un investissement pour que le chemin puisse être effectivement parcouru. Si l'on file la métaphore, il ne suffit pas d'être arrivé à l'endroit requis, il faut avoir pris les sentiers, fait l'effort d'observer, échangé avec les habitants...

L'évaluation valide le chemin, et le chemin suppose l'acquisition de la compétence, mais il ne l'assure pas. La compétence ne s'évalue qu'en situation, a posteriori, en application réelle. Un élève médecin qui obtient de bonnes notes prouve qu'il a bien suivi le chemin qui conduit à la compétence de médecin, mais cela ne garantit pas qu'il sera un bon médecin (ou alors, on pourra considérer au mieux que la garantie est statistique).

Ce détour sur la non garantie du résultat de l'enseignement me parait d'autant plus essentiel que dans un environnement très changeant les critères d'évaluation ne peuvent que porter sur l'enseignement (le chemin) et non sur le résultat (la compétence). Si la tâche n'est pas encore connue, la compétence ne peut s'évaluer.

Mais cela ne doit pas conduire à oublier l'évaluation (et la certification donc).

Enseigner et aimer la matière

« Gilles Gagné l'explique fort justement après avoir rappelé le proverbe selon lequel quand le sage montre la lune, l'idiot regarde le doigt. « Dans le rapport pédagogique, remarque-t-il, le professeur est d'abord un idiot fasciné qui croit fermement qu'il montre la lune (et c'est normal qu'il en soit ainsi) alors que l'élève est un sage qui commence par regarder le doigt, l'intérêt que l'idiot manifeste pour la lune, l'investissement qu'il met dans sa faculté de voir. Il s'intéresse d'abord à l'intention et à la passion avec laquelle le professeur indique la lune et ensuite seulement à la lune elle-même. Un professeur qui n'a pas cette naïveté et cet intérêt personnel pour la lune, qui se contente d'indiquer la page du manuel ministériel où il est question de la lune, ne peut enseigner, et cela pour la bonne raison qu'il est absent du rapport pédagogique » (2006, 70-84). »

Une relation vivante, dans le numérique aussi

L'auteur pose que l'enseignement implique une relation vivante, donc entre vivants, ce qui le conduit à parler de physique, de charnel, de proximité, de co-présence...

L'auteur assimile le vivant de la relation à sa version traditionnelle de présentiel. Je pense pour ma part que la notion de "relation vivante" évolue avec le numérique - qui numérise aussi les relations - et que l'humain acculturé à ces relations numérisées sait reconstruire du relationnel - distinct bien entendu, mais du relationnel néanmoins - et donc que l'enseignement est "numérisable", aussi. C'est à dire qu'il est possible de réaliser un enseignement qui inclut la relation entre humains, mais via la machine, avec une co-présence "distante" (ou l'on peut se voir, s'entendre, bientôt se toucher).

En cela l'exemple de la télévision n'est pas adapté ; dans le cas de la télévision on a effectivement suppression de la relation entre vivant, alors que qu'avec le numérique, il y a transformation de ce rapport, mais absolument pas suppression.

Je partage donc cette nécessité de la relation humaine dans l'enseignement, mais je pense que ses modalités sont solubles dans le contexte numérique (et qu'elle s'y transformeront nécessairement).

L'apprentissage sans l'enseignement (l'autodidaxie), et les meilleurs chemins

« L'enseignement ne saurait être une simple juxtaposition de situations et de dispositifs car il doit attirer l'attention sur ce qui mérite d'être appris, susciter l'effort et l'abnégation et provoquer enfin l'admiration pour tout ce qui donne sens à nos expériences que celles-ci soient rationnelles, esthétiques, émotionnelles ou spirituelles. »

« Apprendre et enseigner ne sont finalement que deux manières différentes de décrire une même situation. »

Si l'auteur semble récuser que l'on puisse apprendre sans enseignement, la question ne peut être que terminologique, car on peut accéder aux mêmes résultats seul qu'avec un enseignant.

J'enseigne aujourd'hui les bases de données sans que personne ne me les ait jamais enseignées, au sens d'un rapport humain. J'ai "appris sur le tas" à travers la pratique en situation, que j'ai complétée ensuite par des lectures - via des manuels de cours typiquement - notamment pour acquérir les concepts théoriques qui n'émergent pas de la pratique.

On peut donc opposer l'enseignement et l'autodidaxie, mais en considérant que les deux permettent l'apprentissage, pour un résultat potentiellement identique. En revanche l'enseignement est généralement plus efficace, voire beaucoup plus efficace.

L'enseignement permet de trouver plus rapidement les clés, de montrer les chemins les plus intéressants. On peut visiter Paris seul, mais on sera moins efficace (on verra aussi des choses différentes en y allant seul, d'où l'intérêt d'y retourner par la suite ; et d'où la complémentarité de l'autodidaxie) et il y a des choses qu'on ne pourra pas deviner (que des considérations policières aient participé à la conception de certains boulevards par exemple).

En face des tenants de la suppression des relations d'enseignement pour leur substituer (souvent sans le dire) des situations d'autodidaxie, il faut reconnaître à l'enseignement une efficacité supérieure, mais pas lui conférer une exclusivité qu'il n'a pas.

Bien entendu l'autodidaxie est d'autant plus accessible que les apprenants disposent déjà d'une assise importante. En quelque sorte plus notre apprentissage antérieur est important moins on a besoin d'enseignement. En cela l'enseignement est irremplaçable - a fortiori pour les apprenants les moins solides - ce que ceux qui prônent l'autodidaxie en prenant l'exemple des meilleurs élèves ou des filières les plus élitistes ont parfois tendance à oublier.

L'apprentissage en autonomie

L'apprentissage en autonomie est une situation intermédiaire, entre autodidaxie et enseignement traditionnel, qui réduit sans la supprimer la relation entre vivants de l'enseignement.

Enjeux de la numérisation de la société

L'auteur analyse la crise de l'enseignement au regard de l'estompement de relation d'ordre (individualisation et horizontalité) et celui de l'affaiblissement du désir pour les savoirs (je partage le premier point, pour le second je trouve qu'il mériterait d'être étayé).

En revanche j'ajouterais comme composante de cette crise la numérisation de la société, qui change notamment ce rapport au savoir et au désir de savoir. Emmanuelle Duez parle de « première génération omnisciente » (Duez, 2015[3]). La réalité de cette omniscience n'est évidemment pas à discuter en tant que réalité, mais elle est fondamentale à intégrer comme ressenti (des hommes post-modernes et numériques que nous sommes) : le savoir des anciens n'est pas sacré, je pense pouvoir y accéder quand je veux via mes terminaux portables. Les enseignants n'ont pas appris dans ce contexte. Ils ont appris dans un contexte d'information rare, ils enseignent dans un contexte de sur-information. Il ont appris dans un un contexte de communication en présence et synchrone, ils enseignent dans un contexte de communication distanciée, asynchrone, parallélisée.

Il me parait inévitable de négocier !