« Ça a été manipulé » (et ça le sera à nouveau)

Bachimont (2007, p33-34) propose de caractériser le noème du numérique, c'est à dire ce qu'il faut comprendre et penser à propos du numérique, comme : « Ça a été manipulé » (il s'agit là d'une référence au « ça a été » de Barthes (1980) à propos de la photographie).

C'est à dire que tout contenu numérique résulte toujours d'une construction dynamique via un calcul. Lorsque je frappe sur un clavier un calcul transforme mon action en codage binaire et en stockage d'information dans la mémoire de l'ordinateur. Lorsque je regarde mon écran, je vois le résultat d'un calcul effectué sur le codage binaire à partir de la mémoire.

Ça a été... (la manipulation à l'origine du contenu numérique )

Barthes (ibid.) nous dit que le noème de la photographie est « Ça a été », c'est à dire : « Cela que je vois s'est trouvé là ».

Interpréter une photographie, c'est intégrer consciemment qu'il s'agit de l'enregistrement d'une information lumineuse qui a d'abord été émise par des objets, puis captée par un film, et enfin restituée sur le papier de la photographie.

Interpréter la manifestation sémiotique d'une information numérique, c'est avant tout prendre conscience :

  1. qu'il s'agit d'une manifestation d'un codage numérique qui n'est pas accessible directement (l'enregistrement sur la mémoire numérique)

  2. que cette manifestation est le résultat d'un ensemble de manipulations, d'abord qui ont permis sa création grâce à des périphériques d'écriture (clavier, souris...) ; pour aboutir ensuite à son stockage sur une mémoire numérique (magnétique, optique...) ; enfin qui ont permis sa restitution sur un périphérique de lecture (écran, imprimante...).

Exemple : les manipulations d'un mail

Lire un mail, c'est lire une information numérique qui a été abondamment manipulée :

  1. Via un clavier des caractères ont été encodés sous une forme binaire respectant un certain format (ASCII, Unicode...).

  2. Ces séquences binaires (que nous appellerons S) ont été stockées dans la mémoire de l'ordinateur qui sert à écrire le mail (appelons le Sender).

  3. S a été augmenté d'autres séquences binaires, telles que les métadonnées relatives au mail : expéditeur, destinataire, date d'envoi...

  4. L'ordinateur Sender a ensuite transmis S à un autre ordinateur chargé de gérer l'envoi de ses mails (appelons le Server1) ; pour réaliser cet envoi S a dû respecter un protocole de communication, et être associée à de nouvelles informations numériques (l'adresse permettant de localiser Server1 par exemple).

  5. L'ordinateur Server1 a alors transmis S à un nouvel ordinateur (appelons le Server2) associé au destinataire.

  6. L'ordinateur du destinataire (appelons le Recipient) a ensuite communiqué avec Server2 pour avoir connaissance de l’existence du mail, puis en obtenir une copie de S

  7. Recipient a stocké S dans sa mémoire, puis l'a transformé pour illuminer des pixels sur un écran qui ont permis sa lecture.

Ça sera... (la manipulation comme devenir du contenu numérique)

Je propose de prolonger le "ça a été" par un "ça sera". En effet, toute information numérique est plongée dans une dynamique manipulatoire, c'est toujours quelque chose de reconstruit à chaque accès, à chaque utilisation.

Si nous avons vu le processus de manipulation à l’œuvre dans le simple échange d'un mail, il faut par ailleurs garder à l'esprit que ce processus n'est pas achevé, en fait il ne le sera jamais vraiment. Lorsque je "ferme" le mail, je commande une manipulation qui fait disparaître le mail de mon écran. Lorsque je l'ouvre à nouveau, pour le relire, je commande une nouvelle manipulation, puis bien entendu lorsque je voudrai y répondre, le transférer, l'imprimer, le supprimer, le restaurer... chacune de mes opérations, y compris celles qui paraissent les plus triviales et "directes" (c'est à dire qui ne semblent pas mobiliser de calcul, comme faire défiler le texte ou le surligner avec la souris) réinscrive le contenu numérique dans la dynamique calculatoire.

En cela il importe non seulement d'interpréter l'information numérique comme le résultat d'un processus passé, mais également comme l'état intermédiaire d'un processus en cours de construction, de déconstruction et de reconstruction, comme un devenir, comme un ensemble de manipulations en puissance, à venir.

C'est ce devenir manipulatoire de l'information numérique que je propose d'énoncer par le "ça sera".