Les tropismes du numérique

Manipuler des nombres, en suivant des programmes, c'est ce que fait un ordinateur. En associant à ces nombres et ces programmes un sens, au sein d'un objet numérique déterminé, nous déléguons à une machine un traitement mécanique d'actes de pensée, porté par cet objet. En cela repose le principe technique fondamental de toute numérisation.

Les objets numériques - construits dans tel ou tel contexte, pour remplir tel ou tel objectif - sont singuliers, façonnés par le milieu dans lequel ils naissent et évoluent. Mais ces objets incorporent des fonctions que l'on retrouve de façon quasi-systématique. Parmi la longue liste de ces fonctions, on pourra citer par exemple l’interaction avec l'utilisateur, la paramétrabilité de la présentation, la pluralité des formes sémiotiques, la diffusion à autrui, la multiplication des copies, la conservation d'archives...

Ces fonctions typiques s'imposent de fait aux objets en répondant à une tendance technique du numérique. Nous proposons de caractériser cette tendance sous la forme de six tropismes : l'adressage, l'abstraction, la connexion, la duplication, la transformation, l'universalité.

Ces tropismes nous servent à décrire et comprendre les objets numériques qui nous entourent et font évoluer nos façons de penser et de vivre.

La tendance du numérique

Le concept de tendance technique, théorisée par Leroi-Gourhan (1945), permet de penser la dynamique physique qui s'impose aux objets techniques et leur confère des caractéristiques universelles. Bachimont (2007) propose de caractériser la tendance technique des objets numériques, qui découle de l'essence du numérique : la discrétisation et la manipulation.

« En particulier, quand processus et objet tombent sous le coup d'une informatisation ou d'une numérisation, leur devenir semble conditionné et leur évolution paraît suivre des lignes de force tracées à l'avance, dont l'essence du numérique donne la direction et l'allure. Le principal intérêt d'une notion comme le noème du numérique est de pouvoir caractériser ce que le numérique peut apporter à un secteur ou à un métier et d'en déduire des tendances d'évolution. (Bachimont, 2007) »

Notion de tropisme

Le tropisme se définit en biologie comme une réaction d'orientation d'un organisme en fonction des stimulus diffusés par son milieu. Nous proposons de transposer ce terme pour caractériser les forces qui orientent naturellement les fonctions des objets numériques. Le terme naturellement est ici à comprendre au double sens de :

  • par défaut, si l'on laisse les choses se développer sans les contraindre spécifiquement par ailleurs ;

  • et de par nature, à partir de ce qu'est le numérique, c'est à dire un processus de manipulation mécanique d'éléments d'information discrétisée.

Le tropisme est la réponse de l'objet numérique à la tendance du numérique : l'objet numérique a tendance à se tourner vers ces tropismes, en incorporant des fonctions qui sont attirées par ceux-ci.

L'idée est alors d'intégrer à notre processus d'interprétation des phénomènes numériques la conscience de ces opérations nécessaires du numérique, pour se doter d'un appareil critique qui les prennent en compte.

Ça a été ... et ce sera ... à nouveau

Nous proposons de caractériser les tropismes du numérique en déclinant le « ça a été manipulé » de Bachimont (ibid.) et en y ajoutant que cela sera manipulé à nouveau. Ainsi, par exemple, appréhender la transformation, c'est penser que l'information numérique a été transformée quand on y accède, et sera transformée à nouveau à chaque manipulation que nous en ferons.

Approche heuristique

Les tropismes proposés, leurs définitions et caractérisations, ne doivent pas être vus comme des vérités établies, mais plutôt comme des heuristiques, c'est à dire des formulations provisoires, incertaines, discutables, mais dont la vertu est d'aider à découvrir et à comprendre.

Ainsi les tropismes et les fonctions qui les caractérisent pourront naître et mourir, leurs définitions évoluer, au gré des usages que en seront fait, des observations qu'ils permettront de construire, des commentaires qu'ils susciteront.

Il faut donc les considérer à la fois comme une image à un instant donné, un point de vue, et un outil d'échange.

Abstraction

Ça a été codé et ce sera recodé

Toute information numérique a été codée selon un modèle donné, et sera codé à nouveau, selon d'autres modèles, au sein de chaque système qui l’exploitera.

Tout numérisation est une représentation de la réalité sous la forme d'une modélisation numérique. Cette modélisation procède d'une abstraction au sens où c'est une séparation d'avec le réel, au sens où c'est une construction destinée à la manipulation (algorithmique en l'occurrence) et au sens où c'est une simplification de la réalité.

Fonctions principales

Polymorphisme : Le numérique permet de calculer plusieurs formes de présentation à partir de ressources identiques.

Contrôle : Le numérique permet de guider la création de contenus numérique et de contrôler le respect de règles fixées a priori.

Scénarisation : Le numérique permet de fragmenter le contenu en unités pour les organiser de façon à prescrire un parcours de consultation.

Représentation : Le numérique permet de donner à voir les informations sous une forme graphique.

Spécialisation : Le numérique permet de créer des modèles propres à chaque classe de problème ou de besoin rencontré.

Paramétrage : Le numérique permet de créer des informations déclinables selon des paramètres fixés a priori.

Adressage

Ça a été trouvé et ça sera retrouvé

Toute information numérique dispose d'une adresse qui a été utilisée pour identifier et trouver cette information, et qui permettra de la retrouver à à nouveau ultérieurement.

Les entités numériques sont indépendantes et distinguables de manière univoque, il est toujours possible de leur attribuer une adresse unique, c'est à dire un moyen de les désigner spécifiquement. Cette adresse ouvre la possibilité d'accéder directement à n'importe quel morceau d'information.

Fonctions principales

Hypertextualisation : Le numérique permet de représenter le contenu comme les nœuds d'un graphe reliés par des références explicites.

Transclusion : Le numérique permet d'intégrer des parties de contenus tiers à l'intérieur d'un contenu pour les afficher comme si elles en faisaient partie intégrante.

Recherche : Le numérique permet de faire une recherche dans le contenu et ses métadonnées.

Connexion

Ça a été transmis et ce sera retransmis

Tout code numérique s'inscrit dans une logique de transmission. Sur les ordinateurs connectés celui-ci est souvent transmis au fur et à mesure de sa production ; dans tous les cas cela se produit régulièrement au cours de son cycle de vie, via un réseau ou un support de stockage externe.

Tout code numérique est transportable sur n'importe quel support, via n'importe quel réseau ; les machines numériques sont par construction connectables, au sens où ce qu'elles manipulent est communicable. L'inscription des ordinateurs au sein du réseau global Internet conduit à transmettre et retransmettre en permanence les informations dont chacun dispose. S'il n'est pas nécessaire que toute information ait déjà été transmise (celle que je crée sur un ordinateur personnel déconnecté ne l'a pas encore été), la multiplication du nombre d'ordinateurs par personne et la généralisation des applications en réseau tend à poser de facto la connexion comme nécessaire.

Fonctions principales

Publication : Le numérique permet de rendre un contenu disponible à la lecture pour le monde entier.

Instantanéité : Le numérique permet à plusieurs personnes d'accéder et de modifier un même objet en même temps.

Asynchronisme : Le numérique permet à plusieurs personnes de travailler successivement sur un même objet, afin de le construire à plusieurs.

Massification : Le numérique permet d'étendre considérablement le volume et la portée de tout système numérique, jusqu'à un niveau global.

Duplication

Ça a été copié et ce sera recopié

Toute information numérique a donc été dupliquée, au sein des différents composants de l'ordinateur, ainsi qu'au sein du réseau dans lequel il s'inscrit, et sera à nouveau dupliquée, lors de la plupart de ses utilisations ; utiliser une information numérique, c'est d'abord en faire une copie.

Si logiquement l'information numérique circule en permanence, au niveau du support matériel, il est moins question de déplacement que d'un enchaînement d'opérations de copie. Par exemple l'enregistrement d'un document sur un disque dur consiste à copier ce qui est en mémoire vive (et non en fait à le déplacer) ; l'envoi d'un message via le réseau consiste à le dupliquer de serveurs en serveurs, à la manière du télégraphe plutôt que du courrier postal (qui transporte effectivement un message qui n'est présent qu'à un seul endroit en même temps). Par ailleurs la copie d'une information numérique est toujours soit parfaite (si la séquence binaire est identique), soit fausse (si le support présente un défaut physique par exemple, ou qu'un algorithme de copie n'a pas fonctionné). Si une copie est bonne, rien ne permet de la distinguer de l'original et il n'y a logiquement plus de différence entre les deux instances.

Fonctions principales

Dérivation : Le numérique permet d'élaborer une nouvelle information à partir de la copie d'une information précédemment existante.

Ubiquité : Le numérique permet à une même information d'être logiquement présente à plusieurs endroits en même temps.

Historisation : Le numérique permet la mémorisation des évolutions d'une information par conservation de ses états successifs.

Cache : Le numérique permet de créer des copies d'une information afin d'en simplifier l'accès ultérieur par une machine ou un humaine.

Transformation

Ça a été changé et ce sera rechangé

Toute information numérique a toujours déjà été transformée quand on y accède, et sera transformée à nouveau à chaque manipulation que nous en ferons.

L'information mémorisée sur un support numérique est codée sous la forme de séquences binaires. Le principe de toute application information consiste à transformer cette information, via des algorithmes exécutés par la machine, afin de stocker cette information, la restituer, la traiter en réponse aux demandes de l'utilisateur. Le fonctionnement intrinsèque du numérique impose la transformation systématique de l'information.

Fonctions principales

Itération : Le numérique permet de faire évoluer progressivement l'information par étapes successives.

Interactivité : Le numérique permet de programmer des interactions entre l'utilisateur et la machine.

Génération : L'écriture numérique propose de créer des contenus automatiquement à partie de contenus préalablement existants ou non.

Adaptation : Le numérique permet d'agir sur un contenu existant en vue de l'adapter à un usage.

Autonomie : Le numérique permet à un contenu numérique de se modifier lui même en fonction d'informations collectées en dehors du système.

Universalité

Ça a été intégré et ce sera réintégré

Tout information numérique a été intégré dans un ensemble numérique, et sera intégrée à nouveau aux ensembles numériques qui la nécessiteront ; toute information est possiblement intégrable, et à terme sera intégrée.

La représentation numérique n'ayant aucun sens a priori, toute information peut être encodée, moyennant un format adapté, qu'il est toujours possible d'établir. Le support numérique est alors un média universel permettant d'incorporer toute information après qu'elle a été représentée sous la forme de nombres.

Fonctions principales

Multimédia : Le numérique permet de composer un contenu à partir de plusieurs formes sémiotiques différentes (texte, image, son, vidéo).

Métadonnées : Le numérique permet de d'ajouter des métadonnées au contenu.

Glose : Le numérique permet d'intégrer le paratexte et le texte.

Accessibilité : Le numérique permet d'intégrer et de configurer plusieurs formats d'information alternatifs pour un même contenu afin de rester accessible quel que soit le contexte de lecture.

Interopérabilité : Le numérique permet aux programmes d'échanger des données afin de partager leurs fonctions.

Généralisation : Le numérique permet aux programmes d'étendre le champ de leur application à de nouveaux domaines