La thèse TAC ou « l'école de Compiègne »
Le texte de Pierre Steiner "Philosophie, technologie et cognition : état des lieux et perspectives[1]" paru dans la revue Intellectica en 2010 présente la thèse TAC qui structure une partie des recherches du laboratoire Costech de l'UTC.
J'ai choisi ici d'un faire une présentation fragmentaire pour permettre un accès plus rapide à cette thèse. Le texte complet peut être retrouvé en lisant les blocs repliés, ainsi qu'en marge de cette page. L'essentiel de cette présentation est constituée de copies brutes ou de reformulations légères du texte original ; pour ne pas alourdir la lecture j'ai choisi d’omettre les guillemets.
Disclaimer
Les sélections, reformulations et commentaires n'engagent que moi, chacun pourra se référer au texte original pour passer outre la vulgarisation que j'en propose, avec son lot de simplifications et imperfections.
Je ne cite pas les auteurs (c'est souvent Simondon ou Leroi-Ghouran ou des auteurs s'en inspirant, tels que Xavier Guchet ou Bernard Stiegler) ; je n'ai pas moi-même lu la plupart des nombreuses références citées en fin de texte.
Thèse TAC : Technologie Anthropologiquement Constitutive/Constituante
Les objets techniques sont le produit d'une évolution autonome qui échappe à l'intention humaine
La technique n'est pas le produit de l'intelligence humaine, c'est elle qui rend possible l'intelligence humaine
Quelques propositions : La technique façonne l'homme autant qu'il façonne la technique
Il n'y a pas d'humain sans technique
La technique n'est jamais « neutre »
L'intelligence humaine a toujours un substrat artificiel
La science est un produit de la technique
La machine est un individu technique
Ouverture : ingénieur-philosophe
L'objectif de la thèse TAC est avant tout de redéfinir notre rapport aux objets techniques, en particulier dans le cadre de l'activité de l'ingénieur, et en particulier dans le contexte totalisant du numérique.
L'ingénieur doit se faire philosophe pour étudier les nouvelles des formes de couplage humain/technique, incluant une interrogation urgente sur le statut de l'objet technique numérique et de la cognition numériquement habilitée, et probablement une nouvelle réflexion sur le statut des machines dans nos activités et performances.
Ouverture : littératie et pouvoir
Nous ajoutons ici le lien avec le projet d'Aswemay :
développer une littératie technique (numérique) qui aide à comprendre les faits techniques pour les lire, les réécrire,
c'est à dire in fine, ne pas laisser le monde technique aux ingénieurs.
Introduction : Contextualisation historique
Hypothèses de la thèse TAC
C'est la technique qui rend possible les formes les plus générales de l'activité cognitive humaine.
L'intelligence humaine a un caractère artificiel qui trouve son origine dans la technique.
Donc ce n'est pas simplement l'humain qui construit le technique, mais c'est tout autant le technique qui construit l'humain.
Objectif de la thèse TAC
Il s'agit de se donner les moyens de comprendre comment les outils, les interfaces, les instruments, les organisations matérielles, les technologies et systèmes d'information et de communication que nous concevons, développons et utilisons peuvent affecter nos façons de percevoir, de mémoriser, de raisonner, de définir des valeurs, des appartenances, des désirs, et des identités, mais aussi nos modes de rencontre, nos modalités d'interaction et nos manières d'être et d'agir ensemble.
Origine de la thèse TAC
La thèse « TAC » trouve ses sources dans les travaux d'André Leroi-Gourhan, de Gilbert Simondon, et de Jacques Derrida. Bernard Stiegler est le premier à avoir proposé une synthèse des acquis de ces trois penseurs.
L'École de Compiègne
Le fondateur de l'UTC, Guy Deniélou, avait l'ambition de former des « ingénieurs-philosophes ». Cela s'est traduit par la création en 1986 d'un important département « Technologie et Sciences de l'Homme » (TSH), et en 1993 d'une équipe de recherche « Connaissance, Organisation et Systèmes Techniques » (COSTECH). Au delà de l'articulation de la technologie avec les sciences humaines, l'« École de Compiègne » a élaboré la thèse TAC pour penser comment la technologie et la connaissance se construisent mutuellement.
[texte original]
Les textes réunis dans ce dossier ont d'abord existé sous la forme de supports écrits pour des présentations orales au séminaire « Philosophie, Technologie, Cognition » (PHITECO), organisé au mois de janvier toutes les années depuis 1988 à l'Université de Technologie de Compiègne (UTC). Depuis plus de vingt ans maintenant, ce séminaire réunit des chercheurs d'horizons disciplinaires différents, soucieux de s'interroger et de partager ensemble leurs travaux sur la constitutivité technique de l'expérience humaine et de la cognition en général.
Partant de l'hypothèse que la technique rend possible les formes les plus générales de l'activité cognitive humaine, il s'agit de se donner les moyens de comprendre comment les outils, les interfaces, les instruments, les organisations matérielles, les technologies et systèmes d'information et de communication que nous concevons, développons et utilisons peuvent affecter nos façons de percevoir, de mémoriser, de raisonner, de définir des valeurs, des appartenances, des désirs, et des identités, mais aussi nos modes de rencontre, nos modalités d'interaction et nos manières d'être et d'agir ensemble. Il s'agit de mettre à chaque fois à l'épreuve et de développer une conception de la cognition qui prend radicalement en compte le caractère artificiel de l'intelligence humaine (voire de l'humain tout court), cela en croisant développement technique, recherche scientifique et réflexion philosophique. Nous nous bornerons, dans ce texte d'introduction, à présenter synthétiquement les origines, les exigences et l'originalité de cette conception de la cognition et de la technique.
Il est d'abord utile de brièvement situer le contexte de ce séminaire – et donc de ce dossier – en évoquant quelques spécificités de l'UTC. Créée en 1972, l'UTC combine une caractéristique des Grandes Ecoles, où tous les étudiants sont des élèves ingénieurs, avec la caractéristique universitaire de posséder une mission de recherche. Mais la spécificité qui nous intéresse le plus ici réside dans la vision de son fondateur, Guy Deniélou, qui avait l'ambition de former des « ingénieurs-philosophes ». Cela s'est traduit par la création en 1986 d'un important département « Technologie et Sciences de l'Homme » (TSH), et en 1993 d'une équipe de recherche « Connaissance, Organisation et Systèmes Techniques » (COSTECH). Le défi qui s'est posé était celui-ci : comment rendre les sciences humaines et sociales (SHS), incluant la philosophie, réellement pertinentes pour la formation et la pratique des ingénieurs ? On ne pouvait se contenter d'un vague supplément d'âme, d'un modique vernis de culture humaniste plaqué sur des pratiques pour l'essentiel inchangées. La solution trouvée par les pionniers à l'UTC – notamment Véronique Havelange et Bernard Stiegler – fut double.
D'une part, une partie importante des enseignements se structurèrent autour d'un diplôme spécifique et complémentaire au diplôme d'ingénieur, un « Mineur » libellé « Philosophie, Technologie, Cognition » (PHITECO). Regroupant centralement des enseignements en sciences cognitives, en philosophie et en épistémologie, ce mineur, toujours existant, vise à fournir à l'étudiant-ingénieur des concepts, des connaissances, des savoir-faire et des méthodes lui permettant de discerner et de problématiser les enjeux des systèmes techniques dans la transformation des usages et des formes de la cognition. D'autre part, la technique fut d'emblée pensée en termes philosophiques et anthropologiques, afin de mieux faire apparaître ses dimensions constitutives voire constituantes pour tout type de discours, de pratique et de connaissance. Nous y reviendrons.
Dans le cadre de l'introduction à un dossier dans la revue Intellectica, il n'est peut-être guère nécessaire d'épiloguer sur l'intérêt intrinsèque des sciences cognitives. Dans le contexte spécifique de l'UTC, les sciences cognitives correspondaient très bien au mandat consistant à mobiliser des SHS de façon pertinente pour une formation d'ingénieur. Au lieu de prendre une technologie particulière, l'ordinateur, comme métaphore pour penser la cognition, il s'agissait plutôt de penser ensemble, dans leurs relations de constitution mutuelle, technologie et cognition. C'est sur le terrain de ce deuxième volet que ce que certains appellent l'« École de Compiègne » a élaboré ce qui est sans doute sa contribution la plus caractéristique aux études cognitives : la thèse « TAC », c'est-à-dire de la « Technique comme Anthropologiquement Constitutive/Constituante[2] » .
Telle qu'elle a été développée dans le cadre du séminaire PHITECO, cette thèse « TAC » trouve ses sources, à divers égards (et à partir de conceptions propres et irréductibles de la technique !), dans les travaux d'André Leroi-Gourhan, de Gilbert Simondon, et de Jacques Derrida. Il revient sans doute à Bernard Stiegler d'avoir été le premier à intégrer dans son propre travail, toujours en cours, intitulé La technique et le temps (1994, 1996, 2001) une synthèse des acquis de ces trois penseurs faisant signe vers le noyau de la thèse « TAC ». Cette dernière est en effet un préalable au projet développé par Stiegler dans La technique et le temps, visant à montrer que la technique, contrairement au sens commun, n'est pas dans le temps et l'espace, mais qu'elle est constitutive de la temporalité et de la spatialité en tant que telles. Ce projet[3] présuppose une réévaluation du statut anthropologique de la technique et de ses rapports avec la connaissance, en rupture avec les doxai traditionnelles.
Un ensemble d'oppositions canoniques – forme/matière, esprit/corps, nécessaire/contingent, présent éternel/flux du devenir, intelligible/sensible, transcendantal/empirique, théorique/pratique, naturel/artificiel,... – ont en effet depuis toujours contribué à opposer et à subordonner la tekhnè au logos et à l'epistémè. En témoignent les images classiques de la technique comme artisanat ou artifice, la technique comme science appliquée, la technique comme moyen au service de fins déjà données, ou encore l'objet technique comme ustensile sans histoire et sans devenir propre. Et en découlent, plus élémentairement, nos difficultés, encore aujourd'hui, à penser la technique et à la définir – ou tout simplement à la voir. Mais force est de constater, sur ce dernier point, qu'il est peut-être également constitutif des objets techniques de se faire oublier (dans leur technicité, dans leur caractère historique, dans leurs dimensions réticulaires, et dans leur caractère prothétique). Utilisés en étant peu à peu appropriés, c'est-à-dire intégrés par le corps et/ou dans l'environnement de l'usager, l'outil ou la machine, par exemple, disparaissent progressivement du champ d'attention cognitif de l'agent. D'un point de vue ergonomique, la bonne technique est d'ailleurs bien souvent la technique transparente, au niveau sonore, au niveau de la maniabilité,... Ce n'est que lorsque l'outil ou la machine sont défectueux ou viennent à manquer[4] que m'apparaissent alors leur technicité, leur réticularité (le fait qu'ils nécessitent d'autres objets et infrastructures techniques pour fonctionner), et leur caractère de prothèse ou de prolongement nécessaire de mes capacités, entre autres cognitives. On peut donc là aussi comprendre qu'il est difficile de voir le rôle constitutif de la technique dans nos vies cognitives – et dans nos vies tout court – étant donné que la possibilité de ce rôle constitutif (et de son succès) semble bien souvent dépendre d'une nécessité, pour la technique, d'être oubliée[5] . Pour que la technique puisse être partout, il faut qu'elle ne soit (presque) nulle part dans notre champ d'attention.
Définir la technique ? quelques préjugés
Définitions de la technique
La technique désigne d'abord l'ensemble des procédés mobilisés dans la réalisation d'actions possibles (exemple : technique de chasse).
La technique désigne aussi les objets fabriqués ou utilisés par ces modes d'action.
Acception classique de la technique
La technique, c'est l'ensemble des moyens conçus par des humains pour la réalisation de fins (besoins) posées par des humains :
elle est cantonnée au registre des moyens de l'action (simple instrument du travail humain) ;
elle est conçu intentionnellement (simple produit du travail humain).
L'homme produit la technique selon un dessin (plan) et un dessein (but).
Limites de l'acception classique de la technique
Les fins ne peuvent être déterminées a priori, ce que l'on fait avec la technique se découvre à mesure que se constitue la technique (il n'y a pas de dessein a priori).
Les objets techniques suivent des évolutions autonomes qui échappe à la direction humaine (il n'y a pas de dessin a priori).
La technique transforme les humains en déterminant leur rapport au monde (à l'espace, au temps, au possible).
[texte original]
Risquons-nous un instant à rappeler une thématisation courante de la technique, afin de partir de ses insuffisances pour esquisser les perspectives conceptuelles alternatives ouvertes – non sans ambiguïtés, évidemment – par la thèse « TAC ». Classiquement, ou du moins étymologiquement, « la » technique désigne d'abord l'ensemble des procédés (modes d'action, de production, et d'intervention) mobilisés dans la réalisation d'actions possibles. C'est dans ce sens-là que l'on parle de techniques de chasse et d'élevage, de techniques de taille de silex, de techniques de construction, et plus généralement de techniques artisanales, de techniques artistiques, de techniques manuelles, de techniques thérapeutiques, de techniques du corps, de techniques d'organisation et de gestion du capital, de techniques de calcul, de mnémotechniques, de technique de soi.... Gestes, modes de préhension, schèmes d'utilisation, prises, procédures, postures, savoir-faire, habitus, méthodes et heuristiques sont déjà des techniques, peut-être jamais ultimement individuelles, en ce que leurs dimensions normalisées mais aussi normalisantes (on parle aussi de techniques de normalisation pour désigner spécifiquement des procédures de standardisation des modes de production et d'usage) sont à chaque fois instituées et transmises à l'individu par et dans un milieu social, culturel, et historique, lui-même matérialisé dans des infrastructures techniques. L'usage et la production des objets techniques requièrent ainsi la maîtrise d'une technique de la part de l'usager, résultant d'un apprentissage, mais aussi d'une tradition et d'une transmission. Si l'outil, par exemple, confère un pouvoir faire à son usager, ce pouvoir faire ne peut s'exercer qu'à partir d'un savoir-faire, déjà technique, et consistant notamment dans l'usage normé de l'outil au sein d'un réseau de techniques et d'objets techniques (Séris 1994, chap.2).
Par extension, « la » technique peut aussi et ensuite inclure l'ensemble composé (a) des médiations déjà produites, inscrites ou fabriquées (artefacts) qui sont mobilisées par ces modes d'action et d'intervention dans le cadre de la réalisation de la tâche (tâche pouvant évidemment consister dans la production d'un nouvel objet), et (b) des objets fabriqués, produits, ou transformés au sein de ces activités techniques et techniquement médiatisées. C'est dans ce sens étendu que « la » technique inclut outils, instruments, ustensiles, appareils, machines, automates, systèmes d'écriture et d'inscription, mais aussi plus largement les objets techniques[6] et les artefacts[7] . Comme désignant l'ensemble organisé/organisant, structuré/structurant, totalisé/totalisant de ces objets et procédés, on peut parler de « la » technique en tant que technosphère, système technique (Ellul, Gilles), appareillage scientifico-industriel (Gehlen), ou encore Gestell (arraisonnement, dis-position,...) (Heidegger),...
Cette thématisation standard de la technique n'est pas d'abord critiquable à partir de son extension : « la » technique inclut ici aussi bien des modes d'action et d'intervention que les objets qui sont les supports, médiations et produits de ces modes d'action et d'intervention[8] . Cette distinction, intégrée dans cette définition globale, est importante. Insistons d'ailleurs bien sur ce point : objets techniques et médiations artefactuelles n'existent que dans et par des procédures, usages, pratiques et modes d'action, culturellement et socialement inscrits (ce qui ne signifie pas, on le verra, que leur technicité se réduise à cela), parmi lesquels on doit compter les systèmes de contrôle, de sanction[9] et de reproduction sociale de ces modes d'action, incluant les techniques d'oppression, de discipline, et d'individualisation, elles-mêmes supportées par divers infrastructures et dispositifs techniques (Foucault, 1975). Le problème et les limites de cette thématisation relèvent plutôt de la conception générale des rapports entre homme et technique qu'elle présuppose, et que l'on peut faire apparaître en paraphrasant la description de la technique proposée plus haut : la technique, c'est l'ensemble des moyens conçus, fabriqués, et utilisés par des agents (individuels ou collectifs, humains ou non-humains, peu importe) pour et dans la réalisation de fins posées par ces agents (que ces fins relèvent de tâches, ou ultimement d'une domination de la nature). On s'aperçoit alors d'emblée que cette conception des rapports homme-technique[10] s'accompagne d'un parti-pris instrumental et anthropologique[11] :
Cette conception repose en effet sur le couple conceptuel moyens/fins : la technique est cantonnée au registre des moyens de l'action, c'est-à-dire au niveau de ce qui est utilisé lors de la réalisation de projets d'action (ou, plus prosaïquement, lors de la satisfaction de besoins[12]) . Certes, ces moyens peuvent être vus comme absolument nécessaires pour penser et réaliser des fins spécifiquement humaines ; leur présence et leur développement seraient ainsi également caractéristiques de l'humain[13] . Il n'empêche : penser la technique à partir de la distinction moyens/fins nous situe dans un modèle instrumentaliste qui ne permet généralement pas de concevoir et de comprendre comment, au contraire, les fins visées au sein des activités techniquement médiatisées ne préexistent pas à ces médiations et ne peuvent être déterminées indépendamment de ces dernières. Les médiations techniques ouvrent, capacitent ou encore habilitent les possibilités d'action des agents et leurs relations avec l'environnement, tout en les contraignant[14] (aussi bien en raison de leur technicité et de leur matérialité que de leur inscription sociale et culturelle, qui ne se confondent pas) . Comprendre les techniques comme moyens pour des fins qui leur sont extrinsèques est également souvent indissociable d'une tendance à définir et à classer les objets techniques à partir des fins pratiques auxquels ils répondent, ou à partir de leurs usages, souvent sociologiquement ou économiquement surdéterminés. Or, si l'on suit Simondon (1958, chap.1), ces définitions et classifications des objets techniques par l'usage ou les finalités sont fourvoyantes : elles nous font passer à côté de la technicité des objets techniques, et donc de leur dimension culturelle.
Cette conception de la technique peut être dite anthropologique : l'objet technique est pensé comme ob-jet, comme ce qui est posé face à un sujet, et pensé en référence à lui (en termes d'usage, de fonction,...). L'objet technique est ce qui est d'abord constitué, fabriqué, produit, ou utilisé par un sujet ou acteur intentionnel. Dans son usage, il sera vu comme simple instrument du travail humain. Dans sa genèse, il sera souvent pensé comme produit de ce travail. L'objet technique résulterait ainsi d'une union entre une matière brute inorganisée et une intention/intervention humaine, organisante et déjà organisée. Simondon, encore lui, soutient que cette conception hylémorphique de l'objet technique est largement déficitaire aujourd'hui : autant elle pouvait être adaptée pour penser un savoir et des activités pré-techniques, autant elle s'avère à présent inappropriée pour penser, par exemple, l'être-technique et le caractère individué de la machine, constituée d'une continuité entre forme et matière, et ne nécessitant plus d'intervention humaine pour fonctionner. Plus largement, en tentant de rompre avec ce présupposé anthropologique sur la technique, qui fait de l'homme un donné non-technique, créateur de l'objet technique, et en prêtant attention à ce que la technique (nous) fait, il est possible de voir l'objet technique autrement : peut-être moins comme ob-jet (posé là devant ; constitué) que comme ce qui contribue à objectiver, ou comme ce qui constitue – ce qui capacite, ce qui habilite, voire ce qui fait advenir – nos objectivations ou prises de vue sur tout objet, mondain ou idéal, notamment à partir de la spatialisation et de la temporalisation que la technique rend possible[15] . Dans ce sens, la source de l'objectivité (technique ou non) n'est plus le sujet déjà constitué, mais le couple homme/technique.
« La technique comme anthropologiquement constitutive » et « la technique comme anthropologiquement constituante » sont deux voies distinctes (l'une, on le verra, prend place à partir d'un régime de positivité historique et cognitive ; l'autre s'inscrit au sein d'une réflexion philosophique d'inspiration phénoménologique) mais complémentaires qui partagent en tout cas l'ambition de dépasser ces conceptions instrumentales et anthropologiques de la technique. Avant de les présenter, une précision s'impose sur le statut de la technologie ; quelques considérations préliminaires sur l'objet technique doivent également être exprimées.
Le logos intervenant dans technologie a pu être compris de différentes manières, souvent pointant vers des liens supposément noués à l'époque moderne, lors de la révolution industrielle, ou seulement depuis peu, et qui articuleraient alors la technique au savoir scientifique ou à la rationalité (quelques figures : la technologie est la technique comme mise en œuvre, application, ou déploiement du logos scientifique ; la technologie est la technique en tant que produite par la science ; la technologie est la technique comme constituant la science (aujourd'hui, la Big Science[16]) ; la technologie est la technique au service de la rationalisation du monde,...), à la théorie (la technologie est la théorie d'une technique, la théorie/discours sur la technique, ou l'étude systématique et rationnelle des procédés techniques[17] ) ou encore à l'idéologie (la technologie est le devenir de la technique à une époque productiviste, capitaliste, industrialiste, scientiste,...). À partir d'un point de vue déflationniste, disons que « technologie » dans PHITECO, désigne d'abord ici les objets et systèmes techniques. Si l'ordinateur, le logiciel, la puce électronique, l'appareil photo numérique, l'hypertexte, le Web sont des technologies, la roue, le silex ou les tablettes d'argile utilisées comme supports d'inscriptions en Mésopotamie trois mille ans avant JC le sont également. La réticularité, la systématicité et l'articulation avec la connaissance de ce que nous appelons aujourd'hui « technologies » semblent être déjà présentes pour tout objet technique, mais, suivant la thèse TAC, pas nécessairement dans le sens habituellement escompté : la technique s'articule en effet à la connaissance, non pas comme conséquence, mais comme élément constitutif/constituant. Sur ce point, et dès le départ, le séminaire PHITECO s'est spécifiquement penché sur les technologies cognitives.
Technologies cognitives et objets techniques
Autonomie de la technique
Pour être viable un objet technique doit acquérir un mode de fonctionnement cohérent à partir de ses propres lois (et non plus seulement à partir de l'idée qui l'a produit initialement).
L'utilité de l'objet technique est une conséquence, et non une cause, de son perfectionnement.
L'objet technique s'émancipe de la normativité extrinsèque posée par son inventeur.
Évolution de la technique
Une machine ouvre un milieu associé au milieu naturel et humain, c'est le couplage de la machine à son environnement, son adaptation qui fait son évolution et sa survie (et non une direction humaine).
[texte original]
Les technologies cognitives ne sont pas ici des technologies qui pensent. Ce sont des technologies qui donnent à penser[18] , en supportant nos activités cognitives. Le support a ici un sens double : le support est à la fois l'inscription matérielle (la cognition, si elle doit être située quelque part, se situe notamment dans ces technologies et dans les relations de couplage que nous entretenons avec ces technologies) et ce qui habilite, ce qui capacite, ici originairement. Si les technologies sont cognitives, ce n'est pas en permettant de réaliser ou de favoriser la réalisation de fins cognitives (comme le soutient par exemple Dascal, 2004), mais en inscrivant, produisant et transformant notre cognition, et donc en constituant la possibilité de nouvelles fins cognitives.
Comment définir l'objet technique ou la technologie ? Ce qui importe d'abord ici est le caractère organisé et concret de l'objet technique, qui en fait quelque chose de plus qu'un ustensile, qu'un simple moyen inerte (sans genèse et sans devenir) qui ne gagnerait sa technicité qu'en vertu du simple usage posé par un agent non-techniquement constitué : l'objet technique est un « objet artificiel concret » (Simondon), ou un « étant inorganique organisé » (Stiegler). L'organisation, ici, est une affaire de genèse propre à l'objet technique. Un objet technique, pour Simondon, est en effet un objet qui possède un type spécifique de genèse : un devenir qui est concrétisation, qui le place entre l'objet naturel et la représentation scientifique. Pour devenir technique (et techniquement viable), l'objet matériel doit être concrétisé : il doit acquérir un mode de fonctionnement cohérent, unifié et unitaire (au niveau des relations entre ses pièces), à partir de ses propres lois, et non plus seulement à partir des lois de l'idée et du modèle qui ont produit sa version simplement matérielle, ou à partir de son usage par l'homme dans le travail. L'utilité, le potentiel d'usage et les normes d'usage de l'objet technique sont des conséquences, et non des causes, de son perfectionnement dans la concrétisation. Concret, l'objet technique n'est jamais sur mesure, comme l'est l'objet technique abstrait (Simondon 1958, chap.1). Il s'émancipe de la normativité extrinsèque posée par son inventeur. L'objet naturel est concret dès le début (et maintient son unité) ; l'objet technique, lui, tend vers la concrétisation (et l'unité) et garde toujours des « aspects d'abstraction résiduelle ». Penser l'objet technique sur le mode de la concrétisation propre au vivant est une manière, pour Simondon, de réarticuler ce qui n'aurait jamais dû être séparé : l'homme et le vivant. La technicité de l'objet technique réside ainsi dans son propre fonctionnement, et non pas dans son usage par l'homme. Son évolution relève d'une nécessité interne, et non pas d'une logique socio-économique. Si on prend le cas des machines, la concrétisation n'est cependant pas synonyme d'augmentation de l'automatisme, mais d'ouverture de la machine sur son milieu. La machine ouverte, pour Simondon, est autonome et non-isolée. Son fonctionnement recèle également une marge d'indétermination. Dans la concrétisation, la machine devient ouverte sur un « milieu associé » conditionnant et conditionné par la machine. Ce « milieu associé » est un milieu technique et naturel (géographique et humain), différent du milieu artificiel du laboratoire ou de l'atelier, là où la machine est encore hétéronome.
Un objet technique n'existe jamais donc pour lui-même ; il est doublement relationnel pourrait-on dire : relation à son passé (dans sa genèse de concrétisation), relation à son milieu. Renvois, pratiques, usages, postures: évidemment, l'objet technique est aussi toujours déjà pris dans un réseau et dans une histoire. Mais, pour Simondon, il ne saurait être question de réduire la technicité de l'objet technique à ces paramètres. Ce ne sont donc pas des déterminations sociales, économiques ou commerciales qui font de l'objet technique un objet viable et cohérent. Elles interviennent de manière secondaire, en influençant le choix, la survie ou la disparition des objets techniques. Il n'en demeure pas moins qu'il y a une logique propre de la genèse de l'objet technique. L'objet technique n'a pas d'ailleurs seulement une fonction d'usage ; il a aussi également une fonction symbolique ou de signe (prestige, richesse, valeur, style...). Ces dernières fonctions sont liées à des idéaux, mais le caractère idéal de l'objet technique ne s'y réduit pas. Tout objet technique est aussi la matérialisation de types, de stéréotypes et de standards techniques (déjà présents, comme le soulignait Leroi-Gourhan (1964, p.139), dans la fabrication des choppers à partir de galets sélectionnés en vue de la forme idéale du chopper).
Caractère constituant (et constitué) de l'objet technique au sein de modes d'action
La technique est une prothèse de l'humain
L'usage régulier d'un outil fait disparaître l'impression que l'outil est une interface tangible entre le sujet et l'environnement. L'outil – bien utilisé et bien conçu − devient transparent (exemples : l'aveugle perçoit le monde au bout de la canne ; le conducteur perçoit la texture de la route avec les roues).
La technique est une prothèse (quelque chose d'ajouté) originaire (dès l'origine) de l'humain.
La genèse humaine est indissociable de la genèse technique
L'anthropogenèse est indissociable d'une technogenèse, il y a co-constitution de l'humain et du technique.
Il n'y a pas de technique sans homme, mais il n'y a pas d'homme sans technique, l'homme et la technique sont couplés dès l'origine et évoluent ensemble (on abandonne ici l'idée que l'homme surplombe la technique)
Épiphylogenèse (évolution de l'espèce humaine par la technique)
L'épiphylogenèse désigne la conservation, l'accumulation et la sédimentation des expériences individuelles par l'inscription dans les objets techniques. Tout objet technique est support de mémoire, par exemple le silex taillé porte dans sa forme la façon d'être utilisé (prise en main, usage pour couper...), c'est une mémoire externe.
[texte original]
En suivant la terminologie de Lenay (2002) (thématiquement proche de la distinction heideggerienne entre vorhanden et zuhanden), l'objet technique (paradigmatiquement ici l'outil, en raison de son caractère amovible[19] ) existe sous au moins deux modes de relation avec l'usager : en tant que saisi, et en tant que lâché/déposé.
Saisi, l'objet technique joue un rôle constituant pour nos capacités d'action, de raisonnement ou encore de perception, en étant non-perçu, ou encore transparent (je perçois par mes lunettes ; je ne perçois pas mes lunettes). À partir de Don Ihde[20] , on peut, au sein de l'objet technique constituant, distinguer la constitution se réalisant par incorporation (l'usager fait l'expérience de l'objet technique comme partie de lui-même ; l'objet est ainsi une extension transparente du corps propre (moyennant appropriation), amplifiant ses pouvoirs d'action et de perception) de la constitution se réalisant sur un mode herméneutique (l'objet technique médiatise mon accès et ma relation à un nouveau monde autrement inaccessible, en m'offrant quelque chose de nouveau à voir, souvent par le biais de représentations à déchiffrer (produites par exemple par le télescope, le microscope[21] , le thermomètre, la TEP, le sismographe,...)). Déposé (en étant disponible ou défectueux), l'objet technique peut être vu, considéré, partagé, transmis, réparé, amélioré, voire perçu et craint comme autre et étranger... Il existe alors avant tout sur un mode constitué.
On peut cependant imaginer diverses complexifications et nuances de cette partition. Par exemple, ce rôle constituant, l'outil ne le joue que si l'agent est capable de l'utiliser et donc de le saisir, éventuellement en ayant au préalable perçu l'outil comme saisi par autrui. Lorsque je perçois l'outil être saisi par autrui, cet outil existe ainsi sur un double mode : il est constituant pour autrui, et constitué pour moi, en tant que sujet percevant. Ma perception de la saisie de l'objet technique par autrui n'est donc pas exclusivement la perception d'un simple déposé ou d'un constitué pour moi (comme lorsque l'objet technique est à terre) : elle est aussi perception du rôle constituant de l'outil pour autrui et donc aussi, possiblement, pour moi. À dire vrai, peut-être est-ce cette perception du rôle constituant de l'objet chez autrui qui peut rendre possible le sens d'être déposé de l'outil pour moi-même lorsque cet outil est et demeure à terre : elle fait de l'outil déposé que je rencontre quelque chose de plus qu'un simple objet, voire quelque chose de plus qu'un objet saisissable dans le cadre de la réalisation de mes projets d'action. Cette perception de l'objet technique tel qu'il est saisissable par moi-même lorsqu'il est déposé prend en effet place à partir d'un horizon d'attentes et de valeurs liées aux usages normés et normalisant de l'outil, et déjà effectives lorsque je perçois autrui saisir l'outil (et plus précisément lorsqu'autrui perçois que je le perçois en train de saisir l'outil, même si je n'ai jamais saisi cet outil et ne sais pas (encore) comment correctement l'utiliser).
Revenons brièvement sur les dimensions constituantes de l'outil. L'enfant apprend à utiliser des objets comme outils en les intégrant dans des routines sensori-motrices, dès sa première année, et donc bien avant l'émergence de capacités de pensée symboliques ou métareprésentationnelles (Lockman, 2000). L'intégration sensori-motrice de l'outil est alors la suivante : on apprend notamment à se servir de l'outil en maîtrisant les relations entre les actions posées avec cet outil et les retours sensoriels de cette action. L'appropriation sensori-motrice de l'outil va ainsi de pair avec une incorporation de l'outil dans le corps sentant et agissant[22] : l'usage régulier de l'outil fait disparaître l'impression que l'outil est une interface tangible entre le sujet et l'environnement. L'outil – bien utilisé et bien conçu − devient plutôt transparent ; sa préhension – s'il y en a une − est ressentie comme extension du corps sentant et agissant (Lenay, 2006). L'aveugle perçoit le monde au bout de la canne ; le conducteur perçoit la texture de la route avec les roues (Merleau-Ponty, 1945, p.167). Ces constats positifs sur le caractère constituant de l'outil, il s'agit maintenant de les penser et de les intégrer dans une perspective plus large et plus ambitieuse, qui est celle de la thèse de la technique comme « anthropologiquement constitutive/constituante ».
Il faut ici revenir à certains aspects des travaux de Bernard Stiegler, qui se propose de penser la technique comme prothèse originaire de l'humain – et, conséquemment, l'objet technique comme prothèse (ou « béquille de l'esprit »), et non plus comme objet déjà constitué. La prothèse n'est pas ici ce qui remplace quelque chose qui a existé et qui aurait disparu ; elle n'est pas non plus quelque chose d'auxiliaire, d'adventice ou d'ancillaire qui viendrait compléter ou complexifier des capacités – intellectuelles, motrices, perceptives,... – déjà existantes. La prothèse n'est pas un prolongement du corps humain : elle est la constitution de ce corps en tant qu'humain (Stiegler, 1994, p.162). La prothèse (la technique) est le supplément (qui est) d'origine, visant à répondre au défaut de qualités et surtout d'origine qui est propre et originaire à l'homme[23] . L'originaire humain est d'emblée contaminé par l'artificiel, le médiat, le technique, le prothétique. Cette contamination première, cette technicité qui définit l'humain, on peut déjà l'entrevoir dans l'anthropologie de Leroi-Gourhan, ici à partir de la lecture originale et critique qu'en propose Stiegler.
Pour Leroi-Gourhan, sans se confondre avec elle, l'anthropogenèse est indissociable d'une technogenèse. Si les outils apparaissent en effet comme des exsudations[24] progressives du corps et du cerveau, c'est avant tout parce que l'humain naît en vertu d'un processus d'extériorisation[25] des fonctions ostéomusculaires et neurosensorielles dans la technique. La technique est d'abord un fait zoologique. La technique engendre ses tendances propres (non socialement surdéterminées), mais en restant en continuité avec le développement cognitif et social qui marque l'anthropogenèse. Du Zinjanthrope ou Australopithèque robuste (1,75 millions d'années) au Néanthropien du paléolithique supérieur, l'hominisation consiste en un procès conjuguant le passage à la station verticale, l'extériorisation de la main en outils et l'avènement du langage. « Station debout, face courte, main libre pendant la locomotion et possession d'outils amovibles sont vraiment les critères fondamentaux de l'humanité », écrit Leroi-Gourhan (1964, p.33), qui précise bien que, dans cette optique, le développement du volume cérébral est un critère secondaire, corrélatif de la station verticale, voire bénéficiaire de l'aménagement de la machine corporelle et de l'adaptation locomotrice (1964, p.42, p.75) qui amènent une libération des contraintes mécaniques de la face, aménageant alors un espace pour le développement du cerveau. L'émergence technique est d'abord une conséquence de l'acquisition de la station debout et de la libération progressive des mains impliquée par cette station debout (reconfigurant les relations entre la face et la main).
En affirmant que, chez les Archanthropes (1,5 millions d'années), l'outil reste une émanation du comportement spécifique, c'est-à-dire d'un trait zoologique, Leroi-Gourhan (1964, p.140) s'enferme cependant, selon Stiegler, dans une dualité nature/culture peu cohérente. En effet, à partir de ce constat, il semble assumer une distinction problématique entre l'intelligence technique, présente chez le Zinjanthrope et l'Archanthrope, et l'intelligence symbolique, « étrangère à la simple subsistance matérielle » comme il l'écrit, et qui serait seulement propre aux Paléoanthropiens (1964, p.153) On retrouve ici une distinction entre Homo faber et Homo sapiens. Évidemment, Leroi-Gourhan voit une continuité, et non pas une rupture, entre Homo faber et Homo sapiens, mais le fait d'assumer cette distinction entre faber et sapiens est déjà problématique. Si l'extériorisation technique est un processus strictement zoologique, déterminé par l'évolution biologique et, de manière dérivée, par les caractéristiques neurophysiologiques de l'espèce, comment expliquer, plus tard, l'apparition de l'intelligence symbolique ? Si l'on suit Stiegler, il faut reconnaître, avec Leroi-Gourhan, que l'homme est homme dès le Zinjanthrope, et que cela signifie, à la différence de Leroi-Gourhan, qu'il y a une intelligence tout court dès ce moment, c'est-à-dire une intelligence technico-intellectuelle, émancipée du déterminisme génétique. Mais justement : comment, à ce stade, concevoir l'émancipation et la transmission de cette intelligence hors de la mémoire génétique ? Comment notamment comprendre le fait suivant : du Zinjanthrope à Neandertal, on le sait, il y a eu une détermination et une différenciation réciproques entre l'évolution de l'outil (silex taillés) et l'évolution corticale. Mais comment l'évolution des silex taillés pourrait-elle déterminer le processus de corticalisation ?
Selon Stiegler, cette émancipation et cette transmission de l'intelligence technique hors de la mémoire génétique, et contraignant le développement cortical (en déterminant notamment le processus de sélection des mutations qui s'opèrent au niveau cortical), relèvent d'une épiphylogenèse. L'épiphylogenèse désigne la conservation, l'accumulation et la sédimentation des expériences individuelles par l'inscription et l'organisation de la matière inorganique, devenant dès lors matière inorganique organisée. Nous y reviendrons. L'épiphylogenèse, phylum culturel intergénérationnel, marque l'advenue d'une logique propre (quoique contrainte biologiquement, évidemment) de l'évolution, de la transmission et de la différenciation des stéréotypes instrumentaux. À partir de Neandertal, on constate d'ailleurs une stagnation au niveau de l'évolution du système cortical, et une explosion du développement technique – l'évolution technique n'est dès lors plus dépendante de l'évolution biologique. Là aussi, comment penser la possibilité de cette évolution, et de la transmission des caractères techniques, si ce n'est en posant l'existence d'une troisième mémoire de l'espèce, ni biologique (mémoire germinale) ni épigénétique (mémoire somatique), mais techniquement constituée, habilitant l'invention de la mémoire culturelle, et la préservation de la mémoire individuelle ?
Pour comprendre ce qu'est l'épiphylogenèse, rappelons ici le positionnement critique de Stiegler par rapport à Leroi-Gourhan[26] : selon Stiegler, l'extériorisation de la main et du cerveau dans l'outil n'est pas une expression, un déplacement, un accomplissement ou une manifestation d'une intelligence ou d'une humanité déjà faites ou données. Il s'agit d'une extériorisation par laquelle l'intérieur se constitue : c'est là tout le paradoxe, étant donné que l'extériorisation présuppose classiquement l'idée d'un intérieur déjà constitué. Or, l'intériorité (l'homme), ici, n'est rien hors de son extériorisation techno-logique (par l'outil et par le symbole). L'intérieur devrait précéder l'extérieur, alors qu'en fait il est constitué par l'extérieur, qui le précède (Stiegler, 1994, p.184). L'extériorisation donne lieu à une intériorisation, ce qui signifie qu'elle est à la fois intériorisation et extériorisation. On a plutôt affaire à un mouvement de co-constitution, de com-position : aucun terme ne précède l'autre ou n'est à l'origine de l'autre. L'origine est plutôt « la con-venance ou la venue simultanée des deux – qui sont en vérité le même considéré sous des points de vue différents » (1994, p.162). Cette relation de co-constitution ou de couplage structurel (historique) entre l'homme et la prothèse prend cependant place entre des termes – ou du moins des points de vue – différents (Stiegler, 1996, pp.14-15) : l'un ne se réduit pas à l'autre. Il y a, par exemple, une dynamique propre à l'évolution technique, celle-ci n'est pas socialement ou ethniquement surdéterminée. Comme l'écrit précisément V.Havelange, commentant la lecture de Leroi-Gourhan effectuée par Stiegler, « l'homme étant l'opérateur et non l'inventeur de l'objet technique, l'hominisation tout entière a son fondement non pas dans un Homo faber, mais dans les lois d'évolution propres de l'objet technique saisi dans son couplage structurel avec l'humain lui-même en constitution » (2005, p.24 ; souligné par l'auteur). Nous reviendrons brièvement plus loin sur la non-coïncidence entre cette pensée de l'humain et une anthropologie positive de l'Homo faber.
Pour l'instant, bornons-nous à constater que l'épiphylogenèse prolonge la temporalité du vivant, mais en l'inscrivant dans le mort, c'est-à-dire dans la matière inorganique organisée de l'organon ou de la prothèse, se conservant dans sa forme au-delà des individus qui la produisent et l'utilisent (1994, p.151, p.184). La prothèse, en tant que « ce qui est posé là-devant » (pro-thèse), pour Stiegler,
est ce qui est posé là ; elle est le posé devant, source et arrivée du processus d'extériorisation de l'humain. La pro-thèse, ce qui est dehors, constitue l'être de ce au dehors de quoi elle se trouve. Elle est le supplément qui nous est originaire ;
est ce qui est posé d'avance, et est donc à la fois le déjà-là (le passé) et l'anticipation, la prévision et la temporisation (mais aussi la marque de la mortalité, cf.infra (Stiegler, 1994, p.206)). La prothèse est le support de l'épiphylogenèse décrite plus haut.
C'est en effet parce qu'elle est inscrite (sans être nécessairement écrite) dans l'outillage que l'expérience du vivant humain peut s'accumuler et se transmettre, et constituer la possibilité d'un héritage et d'une tradition. Le geste technique engramme une organisation dans la matière, organisation qui se transmet via l'inorganique de l'objet technique (Stiegler, 2004, p.48). À l'aube de l'hominisation, déjà, le premier vecteur de l'épiphylogenèse est le silex. L'apparition de l'outillage marque ainsi le développement de la mémoire extra-cérébrale (Stiegler, 1996, p.197).
L'histoire de cette épiphylogenèse inclut notamment l'histoire de la transmission et de l'élaboration de nos connaissances et de nos idéalités (mathématiques, politiques, religieuses, esthétiques,...) à partir de leur inscription matérielle dans des gestes (rites, techniques artisanales....) et dans des supports (ustensiles, armes, artefacts, textes,...). La mémoire épiphylogénétique ne se limite pas à ce que l'on peut appeler les mnémotechniques (déjà à l'œuvre dans les premiers témoignages picturaux), techniques et objets pour la mémoire. Tout objet technique est support de mémoire (et donc support de l'épiphylogenèse), mais n'est pas pour autant une technique de mémorisation ou une technique pour la mémoire. Stiegler introduit, à ce propos, le concept de rétention tertiaire, constituant un nouveau mode de rapport au temps[27], à côté des souvenirs primaires et des souvenirs secondaires[28] . Les rétentions tertiaires sont les inscriptions matérielles de la mémoire dans des dispositifs mnémotechniques. Autant spatiales que temporelles, elles conditionnent, pour Stiegler, la possibilité de distinguer l'espace et le temps . Elles incluent les écrits, mais aussi la peinture, la photographie, la phonographie, le cinéma... La technique, ici, n'aide pas la mémoire ; elle est la mémoire « en tant que finitude rétentionnelle originairement assistée » (Stiegler, 1996, p.83). On peut distinguer les rétentions tertiaires orthothétiques[29] , analogiques et numériques, des rétentions non-orthothétiques, cela notamment afin de mieux conceptualiser et comprendre ce qui se joue aujourd'hui à une époque d'industrialisation, de mondialisation et de numérisation de la production et de la conservation des rétentions tertiaires.
Constitutivité technique de la connaissance et de la cognition
La science est un produit de la technique
La spatialisation et l'itérabilité (rendues possibles par l'écriture) sont les conditions de possibilité de l'élaboration, de la justification, de la transmission et donc de la progression du savoir scientifique.
L'acception classique de la technique tend à la voir comme une application de la science, on voit ici que la science est un produit de la technique.
Nombre d'activités cognitives ne seraient pas possibles sans la technique
On aperçoit ici le caractère constitutif de la technique pour de nombreuses formes de connaissance humaine (incluant les connaissances scientifiques), mais ce n'est évidemment pas tout. À un niveau de généralité plus grand on constate que sans la manipulation et l'usage de supports et de systèmes techniques (instruments de calcul, de navigation, systèmes de traitement de données, technologies de la mémorisation...) bon nombre de visées, d'activités et de performances cognitives ne seraient pas possibles.
[texte original]
Le concept d'épiphylogenèse fait apparaître le rôle constitutif de la prothèse technique lorsqu'il s'agit de penser l'accumulation et la transmission de l'expérience humaine, mais aussi les conditions d'émergence et d'exercice des savoirs, comme par exemple le savoir mathématique. On ne peut pas ne pas évoquer ici l'un des premiers retournements des rapports entre tekhnè et epistémè, tel qu'il se présente dans le texte « L'origine de la géométrie » de Husserl (1936), et surtout dans le commentaire de ce texte proposé par Jacques Derrida en 1962.
Très tôt, Husserl a considéré l'objet mathématique comme étant l'objet paradigmatique pour la phénoménologie : objet idéal par excellence, son apparaître pour une conscience se confond avec son être (il n'y a pas d'entités mathématiques qui existeraient hors des actes de visée intentionnelle), sans que son existence soit cependant à chaque fois psychologique et individuelle, c'est-à-dire identifiable à une simple apparence subjective. Encore faut-il rendre compte du mode d'existence particulier des idéalités mathématiques. Si la réponse platonicienne est refusée, l'existence objective des idéalités géométriques (telles qu'elles sont par exemple mobilisées dans les théorèmes) ne peut pas non plus être, on l'a dit, une existence psychique, même si leur origine implique des actes intentionnels individuels (pour autant que ceux-ci s'accompagnent des évidences apodictiques propres aux vérités mathématiques). Si cette existence objective est possible, remarque Husserl dans ce texte, c'est en vertu du fait qu'elle repose sur une « double stratification » : d'une part, par les répétitions de ces idéalités, mobilisant des idéalités d'un autre niveau (les idéalités linguistiques permettant la répétition des idéalités géométriques dans les théories, propositions,...), d'autre part, par leur incorporation sensible dans les expressions orales et écrites du langage (Husserl, 1936, p.407). Le premier retournement est ainsi le suivant : afin de ne pas demeurer confinée aux actes de visée et de constitution de l'esprit d'un individu, et afin donc d'acquérir ses propriétés d'objectivité et d'universalité, l'idéalité géométrique doit s'inscrire dans une langue, et donc dans un matériau sensible et historique. Cette inscription permet sa transmission et son partage. Mais si le langage oral permet déjà en un sens de libérer l'objectivité de la subjectivité individuelle, en s'instituant comme « condition juridique concrète » de la vérité (Derrida, 1962, p.71) et donc de l'idéalité, il l'enchaîne encore à la subjectivité générale, c'est-à-dire à l'existence d'un sujet parlant au sein d'une communauté institutrice de sujets parlants. Seule l'expression linguistique écrite est en mesure de créer les conditions de possibilité de la présence perdurante des objets idéaux : à la différence de l'expression orale, l'expression écrite peut survivre à ceux qui la produisent (Husserl, 1936, p.410). L'expression écrite instaure la possibilité d'une communication virtuelle, c'est-à-dire sans allocution personnelle, médiate ou immédiate. C'est alors que le second retournement intervient : l'écriture est en réalité la possibilité de constitution de toute idéalité géométrique. Elle n'est pas un simple instrument de consignation, d'enregistrement, de transmission, de communication ou d'expression de l'idéalité oralement matérialisée, ou la mémoire d'un régime d'idéalités déjà constituées. La spatialisation et l'itérabilité[30] qu'elle rend possible en font la condition de possibilité de l'élaboration, de l'imagination, de la justification, de la transmission et donc de la progression de ce corps d'idéalités partageable par le nous de la communauté scientifique.
Dans sa permanence et dans sa nécessité, l'idéalité est impossible sans son inscription graphique. Mais, en retour, si cette inscription graphique rend possible la libération de l'idéalité de toute contingence ou particularisme subjectif ou psychologique, c'est au prix de sa possible mise à mort (les écrits ne sont pas impérissables) et du danger de sa distorsion interprétative. Il n'y a d'idéalité que par la répétition graphique de cette idéalité, mais cette répétition entraîne une possible altération de l'idéalité, et donc sa fragilité et sa contingence. L'écrit protège et met en danger, telle est son ambivalence. L'écriture est à la fois condition de possibilité et condition d'impossibilité de l'existence objective des idéalités. Tel est le paradoxe (dégagé et radicalisé par Derrida) auquel aboutit le renversement tekhnè/epistémè. Nous y reviendrons. Pour l'instant, constatons bien que la technique, ici comme écriture, n'est pas de l'ordre de la science appliquée. L'écriture précède plutôt la géométrie, comme la grammatisation[31] des vernaculaires précède les sciences du langage. La technique, déjà présente ici dans l'écriture et dans les supports d'inscription des connaissances, est constitutive de la connaissance, et plus généralement, nous le verrons dans un instant, de la cognition. Avant cela, rappelons quelques points bien connus sur les vertus cognitives de l'écriture.
Comme le défend depuis longtemps avec vigueur Jack Goody, l'écriture n'est pas un instrument de notation ou d'expression du langage ; elle n'est pas seulement ce qui est rendu possible par des conditions matérielles : elle est aussi et surtout une technologie de l'intellect (Goody, 2007), non dans un sens marquant une relation de provenance (une technologie qui viendrait de l'intellect), mais dans une relation d'amplification, ou d'habilitation: l'écriture est une technologie qui constitue l'intellect, en tant qu'elle est à elle-même une « manière de penser » ou une « activité cognitive » (Detienne, 1986). L'écriture nous permet de spatialiser et d'objectiver nos pensées et nos discours, d'en faire des objets de critique et de partage, en les soustrayant au flux temporel de l'oralité et de la pensée. Elle permet également un accroissement et un enrichissement du savoir en permettant de le stocker, de l'accumuler. L'écriture rend également et surtout possible, chez Goody (1977), un nouveau type de rationalité: une raison graphique. Cette raison graphique entraîne notamment le développement de nouvelles compétences de perception et de compréhension (tableaux, listes, formules,...). L'écriture – en particulier alphabétique, sans parler de son mode ensuite imprimable et imprimé – en permettant de stabiliser et de matérialiser le discours oral, amène également un développement des attitudes cognitives critiques et sceptiques envers le texte, mais aussi de la pensée logique (syllogismes).
À partir de sa compréhension comme écriture, on aperçoit ici le caractère constitutif de la technique pour de nombreuses formes de connaissance humaine (incluant les connaissances scientifiques), mais ce n'est évidemment pas tout. D'une part, on s'empressera de préciser qu'il n'est pas question de soutenir ici que la connaissance se réduit à ce qui est conservé par ses inscriptions techniques, notamment graphiques. D'autre part, on remarquera qu'il y a évidemment de la cognition, et des formes de rationalité, qui ne mobilisent pas d'écriture (comprise à tout le moins dans sa forme alphabétique) : que l'on pense aux enfants, aux animaux, ou encore plus simplement aux « peuples sans écriture ». L'ouverture de possibles cognitifs qui est assurée par la technique ne s'épuise pas dans les dimensions graphiques de la technique. À un niveau de généralité plus grand et plus important, on constatera simplement que sans la manipulation et l'usage de supports, d'artefacts, d'instruments, d'outils et de systèmes techniques (instruments de calcul, de navigation, de guidage, systèmes d'aide, systèmes de traitement et de production de données, supports mémoriels et technologies de la mémorisation, concepts et catégories,...), bon nombre de visées, d'activités et de performances cognitives[32] ne seraient pas possibles. Ceci concerne évidemment la cognition parfois dite de haut niveau (raisonnement, mémorisation, calcul, abstraction, catégorisation,...), mais aussi les phénomènes cognitifs perceptifs et moteurs : que l'on pense par exemple au rôle des instruments (lunettes, cannes, microscopes, et plus généralement tout objet exploité pour un guidage perceptif) et des outils dans la transformation continue de nos pouvoirs de perception et d'action[33] . On a aussi pu soutenir (Jacob, 1992) que l'espace ne préexistait pas à sa carte, que cette carte prenne la forme d'un corps différenciant la gauche de la droite ou de repères topographiques. Dans le même sens, on peut aussi penser à la spatialisation et aux inscriptions nécessaires pour faire advenir le sens du temps (Stiegler, 2001, chap.5). Plus fondamentalement, mais en reconsidérant l'extension du concept de « technique », dans lequel on peut inclure des normes, gestes[36] , postures, formes et schèmes (appris), il convient de se demander si l'expérience cognitive de l'humain a pu être à un moment donné de l'histoire non-technique. Notons cependant déjà ici que si la technique est cognitivement constitutive, c'est peut-être parce qu'elle est aussi, toujours déjà, culturellement constituée, au sein d'une tradition historique, empreinte d'une valence, d'un sens et d'une normativité, qui excède la technicité de la technique sans cependant la déterminer et qui requiert d'ailleurs la matérialité et l'inscription de la technique pour être, entre autres, partagée, transmise et efficiente. Que l'on pense par exemple aux relations existantes entre l'efficacité symbolique des rituels et l'infrastructure des lieux cérémoniels, la disposition spatiale des objets, et les gestes des acteurs[34] . Il y a peut-être (eu) de la cognition humaine sans technique ; il est en tout cas douteux qu'il y ait déjà eu des sociétés et des institutions humaines sans techniques[35] .
Le renouveau de l'externalisme technique en philosophie de la cognition
Les objets techniques font partie intégrante de la cognition
La cognition n'est pas intracrânienne, elle émerge d'un dispositif composé d'un système nerveux, d'un système sensori-moteur et de prothèses techniques (ainsi que d'interactions entre agents et avec les éléments naturels). L'homme ne sait calculer que parce qu'il existe des mains et du papier pour inscrire des formules.
Les objets techniques font partie intégrante de l'acte de penser, il n'est pas possible de les localiser exclusivement à l'intérieur des frontières intracrâniennes voire intracorporelles d'un individu.
L'étude de la cognition implique donc l'étude des systèmes techniques : par exemple, il est important de comprendre comment un changement de dispositif et d'inscriptions modifie les modes de raisonnement.
[texte original]
Depuis une dizaine d'années, cette idée de la constitutivité technique de la cognition a fait florès dans le champ philosophique anglo-saxon, en relançant de vieux débats entre externalisme et internalisme. En portant à l'origine sur les dimensions référentielles des représentations linguistiques et des représentations mentales, en étant ensuite étendus aux propriétés phénoménales des contenus représentationnels d'expérience, les débats entre externalisme et internalisme ont longtemps eu pour objets certaines propriétés de processus et d'entités (pensées, expérience, cognition, perception) supposés être néanmoins centralement réalisés dans la tête des agents. Maintenant, les débats portent aussi sur les véhicules des processus cognitifs, des pensées et de l'expérience perceptive en général[37] . Ce que l'on appelle aujourd'hui vehicle externalism (Hurley, 1998), active externalism (Clark et Chalmers, 1998), extended mind theory (Clark, 2003), psychotectonic externalism, environmentalism (Rowlands, 1999, 2003) ou encore locational externalism (Wilson, 2004) sont des thèses externalistes qui souhaitent déplacer l'objet du débat sur la localisation des véhicules et des supports par et dans lesquels les pensées, l'expérience consciente, la perception ou la résolution de problèmes (la liste n'est évidemment pas close) sont réalisés. Externaliser les opérations cognitives, c'est cependant moins les localiser exclusivement quelque part (« à l'extérieur ! », en supposant l'existence et la pertinence philosophique d'une séparation donnée et principielle entre l'interne et l'externe) que d'abord montrer pourquoi il n'est pas possible de les localiser (si tant est que cette idée de localisation de la cognition ait un sens, évidemment) exclusivement à l'intérieur des frontières intracrâniennes voire intracorporelles d'un individu. Les opérations cognitives prennent place au moins aussi bien dans le monde intracrânien que dans le monde extracrânien, notamment dans les gestes, les mouvements, ou l'engagement sensori-moteur d'un agent cognitif avec l'environnement, mais aussi dans les artefacts, les outils et les symboles externes qu'il manipule, souvent collectivement. À côté du corps, de l'engagement sensori-moteur et des relations entre agents, l'importance cognitive de la technique – des outils saisis aux institutions sociales (Gallagher et Crisafi, 2009) et au langage public (Carruthers, 2002), en passant par les systèmes de traitements d'information – est également ici redécouverte. Le raisonnement mathématique (Clark et Chalmers, 1998 ; Kirsh, 1999), le calcul (Wilson, 2004), le guidage perceptif (Hutchins, 1995 : Lave, 1988), la perception (Lenay, 2006) ou la mémorisation (Donald, 1991) sont ainsi vues comme des tâches cognitives accomplies dans et par le couplage du sujet avec des ressources environnementales, interpersonnelles, corporelles, linguistiques, et techniques, et pas seulement cérébrales. Ces ressources externes (représentationnelles ou non) sont autant des ressources cognitives que les ressources dites internes ; elles sont donc des parties constitutives du système cognitif, dès lors distribué ou étendu, qui accomplit la tâche en question. Composé de boucles dynamiques rétroactives entre les différents pôles du couplage, ce système est le lieu de réalisation de la cognition (et donc de localisation des véhicules ou des supports de la cognition), dont le cerveau, et plus généralement le domaine subcutané, ne sont ainsi que des parties. Cette thèse externaliste n'est en un sens pas neuve. Dès 1916, le philosophe pragmatiste John Dewey remarquait par exemple déjà que
« Les mains et les pieds, les appareils et les dispositifs de toute sorte sont tout autant des composantes de l'acte de penser que le sont des changements dans le cerveau. Étant donné que ces opérations physiques (y compris les événements cérébraux) et les équipements font partie de l'acte de penser, l'acte de penser est quelque chose de mental, non pas en raison d'une matière spéciale qui rentrerait en lui ou de certaines activités non-naturelles qui le constitueraient, mais en raison de ce que les actes physiques et les dispositifs font : le dessein distinctif pour lequel ils sont employés et les résultats distinctifs qu'ils accomplissent. » (1916, p.9)[38]
Cet externalisme cognitif comporte également une portée réflexive. En sciences cognitives, l'esprit, comme cognition, s'étudie lui-même, en tentant de s'expliciter, notamment en se mécanisant (Dupuy, 2004) et en se naturalisant, et ce en oubliant souvent de prendre en compte l'importance des outils par lesquels il est en général effectif et peut ainsi notamment s'étudier lui-même : images (incluant l'imagerie neuro-médicale), modèles, équations, symboles et mémoires externes, ordinateurs, dispositifs d'écriture, instruments de mesure... Pour reprendre l'expression de Lenay (2002, p.106), la technique demeure ainsi bien souvent le point aveugle des sciences cognitives : ce qui sert à connaître (et entre autres à réaliser le projet d'une science de la cognition) n'est justement pas, de manière générale, ce qui est connu et étudié. Plus grave encore, cet oubli s'accompagne souvent d'un déplacement pernicieux du centre de gravité de la cognition : on oublie que X (le sujet) dispose de capacités cognitives en étant couplé avec Y (les opérations de X sont produites par un système composé au moins de X et de Y), et pour alors expliquer les capacités et les pouvoirs de X, on situe dans X un suppléant de Y, supposé disposer intrinsèquement des mêmes pouvoirs que Y ou que de X et Y (calcul, représentation, traitement informationnel,...). On surcharge la cognition intracrânienne afin de rendre compte de capacités en réalité possédées et exercées par un système cognitif dont la cognition intracrânienne n'est qu'une partie. Comme Hutchins (1995, chap.9) l'a notamment montré, la métaphore cognitiviste de l'esprit comme entité (interne) manipulant des symboles (internes) consiste justement à internaliser et à réduire à une compétence interne un fait à l'origine externe : l'intelligence humaine se déploie notamment en manipulant des symboles externes, qu'il n'est pas toujours nécessaire (ni même éventuellement possible !) de représenter à l'intérieur. Si raisonner, c'est calculer (de Hobbes à Fodor en passant par Turing), on calcule d'abord à partir de dispositifs et d'inscriptions externes.
La technique comme anthropologiquement constitutive
Thèse TAC 1 : L'autonomie de la technique
L'idée que la technique est anthropologiquement constitutive relève d'un constat d'abord factuel et historique : il n'y a pas d'humain sans la technique. Il faut cependant veiller à ne pas tomber dans l'anthropologisme, le technicisme ou le déterminisme : la technique ne constitue pas à elle seule l'homme, mais elle a autant d'importance que d'autres régions de la réalité humaine. Cette thèse s'inscrit contre une image de la technique comme anthropologiquement constituée, c'est à dire comme simple produit du travail ou de l'intelligence humains, comme postérieure à un anthrôpos qui en serait indépendant.
La thèse TAC propose de considérer que ce n'est pas l'homme qui s'adapte à son milieu par la technique mais que c'est plutôt l'objet technique qui s'adapte à son milieu (notamment par concrétisation en suivant la théorie de Simondon).
Objectif de cette thèse
Il s'agit de comprendre comment, concrètement, la technique modifie notre être-au-monde.
[texte original]
L'approche théorique sous-jacente au séminaire PHITECO ne peut néanmoins pas se limiter à ce constat d'une constitutivité technique de la cognition, progressivement reconnue dans d'autres approches théoriques de la cognition comme nous venons de le voir[39] . S'il s'agit en effet de prendre au sérieux ce constat, et d'interroger les effets constitutifs de la technique sur nos manières de penser, d'interagir et d'être, c'est plus fondamentalement parce qu'il est soutenu que la technique est anthropologiquement constitutive et constituante. Si on peut évidemment questionner l'idée que tout type d'activité cognitive humaine soit technique, ce questionnement prendra place dans un cadre plus large où, historiquement, il est considéré que c'est par la technique que l'homme advient. Il faut ici être précis, et doublement : sur les termes utilisés, et sur les enjeux de cette thèse. L'idée que la technique est anthropologiquement constitutive relève d'un constat d'abord factuel et historique : le devenir-homme est passé, passe, et passera par la technique. Il n'y a pas d'humain avant la technique. Les travaux de Leroi-Gourhan, très brièvement évoqués plus haut, sont ici centraux. Il faut cependant veiller ici à ne pas faire de l'idée que la technique est anthropologiquement constitutive une retombée dans l'anthropologisme, le technicisme ou le déterminisme. Précisons cela.
La constitutivité technique de l'anthrôpos n'équivaut en aucun cas à une détermination ou à une relation de causalité qui serait exclusive. « Constitutif » renvoie à un ordre d'habilitation prothétique originaire, et non de détermination. Cette constitutivité est une ouverture de possibles, et non une détermination ou une prédétermination (bien qu'elle soit solidaire de contraintes, notamment en raison de son inscription culturelle et politique, et de sa technicité). Encore une fois, si la technique a pu avoir ce rôle constitutif, dans ce sens factuel, c'est aussi à partir de ce qui a pu motiver, sur des plans sociaux, politiques, économiques, religieux et culturels, ses habilitations. Si la technique est anthropologiquement constitutive, elle n'est cependant pas, sur cette échelle factuelle, anthropologiquement constituante : elle ne constitue pas à elle seule l'anthrôpos ; elle n'est pas non plus d'emblée constituée – comme pourrait le penser le technicisme - avant toute inscription et appropriation dans des pratiques et milieux qui sont plus que techniques, mais qui sont néanmoins modifiés par le fait et le faire technique. La technique est aussi constitutive de l'humain que le symbolique, le social, ou le politique – notamment parce que ceux-ci sont techniques dans leur inscription et constitution, et parce que la technique n'est pas seulement techniquement constituée.
Minimalement, la thèse « TAC » vise à rétablir une équité axiologique dans nos considérations des ressources explicatives portant sur les phénomènes cognitifs, culturels et historiques : si on arrive bien entendu à la penser à partir d'un modèle non-instrumental et non-anthropologique, la technique a autant d'importance que d'autres régions de la réalité humaine. Négativement, cette thèse s'inscrit contre une image de la technique comme anthropologiquement constituée. La technique comme anthropologiquement constituée, c'est la technique comme simple produit du travail ou de l'intelligence humains, comme postérieure à un anthrôpos qui en serait antérieur et indépendant. Positivement, il s'agit évidemment de réaliser un programme de recherche[40] ayant pour ambition de comprendre comment, concrètement, la technique modifie notre être-au-monde. Sur ce point, remarquons que soutenir que la technique est anthropologiquement constitutive, voire constituante, ne signifie pas que la technique soit un privilège anthropologique. L'activité technique, incluant la fabrication et l'usage d'outils et d'instruments est attestée chez les animaux non-humains (Lestel, 2001, chap.2). L'absence de construction coopérative d'outils, et de polylithes[41] chez ces animaux reste cependant à expliquer.
À suivre jusqu'au bout Simondon et la lecture stieglerienne de Leroi-Gourhan, la thèse « TAC » devrait aussi dépasser une conception anthropologique de la technique plus subtile que celles évoquées précédemment : celle qui définit l'homme comme Homo faber (caractérisation dont la paternité est attribuée à B.Franklin, qui parlait de tool making animal[43]) , afin de penser les relations entre technique et anthrôpos. À suivre la figure d'Homo faber, telle qu'on peut notamment l'entrevoir dans une partie de l'anthropologie philosophique du XXème siècle (Gehlen, Plessner, Spengler, mais aussi chez Ernst Kapp[42] ), la technicité et l'artificialité seraient naturelles à l'homme. Il est de l'essence de l'homme d'être né et d'être arrivé incomplet et démuni sur terre, si bien que la seule manière de survivre a été de s'adapter à l'environnement en l'adaptant à nos insuffisances. Les outils, suivant cette figure de l'Homo faber, sont des excroissances nécessaires de l'organisme. Gehlen (1953) parlait par exemple de fonctions de remplacement, de renforcement /dépassement/amplification et de décharge des organes accomplies par l'objet technique (des premiers outils aux moyens de transport contemporains). La technosphère qui nous entoure ne serait ainsi que le résultat inachevé d'un développement continu qui trouve son point de départ dans les insuffisances de l'homme. L'évolution technique trouve son centre de mesure dans l'homme, dans ses besoins et dans son adaptation active à la nature.
Définir l'homme comme Homo faber, et non plus comme Homo loquans, semble aller dans le sens d'une défense de l'idée que la technique est anthropologiquement constitutive. Il est néanmoins permis de penser que l'image d'Homo faber, telle quelle, demeure trop anthropocentrée. Non qu'elle affirme que l'homme pourrait exister indépendamment de la technique : elle considère plutôt que le centre de la technique est l'homme (même si ce dernier est techniquement constitué). Homo faber localise dans l'humain l'origine et les sources de l'évolution technique : l'homme – ses usages, ses besoins, ses pratiques – demeure ainsi la mesure, la source et la finalité exclusives du progrès technique. Or, en suivant Simondon, on peut penser que cette manière de voir les choses peut éventuellement nous ramener à une sur-détermination psycho-sociale du progrès technique[45] . De plus, il est possible de retrouver ici une forme subtile d'essentialisme : l'homme aurait une essence spécifique (une essence technique), qui le (ainsi que l'objet technique) séparerait du monde vital[44] . Pour éviter toute assimilation de la thèse « TAC » à la figure d'Homo faber, il s'agit alors, pourrait-on dire, de désanthropologiser la technique, ou encore de la penser à partir d'une instance a-subjective (ou, plus minimalement, d'un couplage premier homme-technique, comme chez Stiegler). Comme le propose alors X. Guchet (2005, p.260), se basant sur Simondon, il ne s'agit pas, entre autres, de dire que l'homme s'adapte à son milieu par la technique : l'homme est en effet technique ; c'est plutôt l'objet technique qui s'adapte, notamment par concrétisation, à son milieu.
D'aucuns pourraient ne voir là que l'esquisse de débats philosophiques dont la pertinence ne semble guère avérée pour introduire la démarche qui a présidé à l'organisation du séminaire PHITECO depuis 20 ans. L'évocation de ces débats vise cependant à faire signe vers le caractère problématique de la détermination du sens à donner à l'idée que la technique est anthropologiquement constitutive, si on ne prend pas la peine de clarifier les images de la technique et de l'homme qu'elle met en jeu. Mais pas seulement. Il apparaît en effet que le concept de constitution peut lui-même être compris de différentes manières. Jusqu'à présent, nous avons éclairé le sens de la thèse « TAC » en précisant ses racines factuelles et historiques (chez Leroi-Gourhan) et en dégageant l'une de ses implications cruciales pour les sciences cognitives (la constitutivité technique de la cognition). Or, il est également possible de comprendre la thèse TAC comme signifiant non pas que la technique est anthropologiquement constitutive (sur un plan factuel et historique, donc, et en insistant sur le caractère partiel parce que globalement hybride de cette constitution), mais qu'elle est anthropologiquement constituante. La constitution que l'on aborde ici ne se déploie plus à partir d'un registre positif, mais à partir d'un registre de légalité proprement transcendantal, c'est-à-dire concernant les conditions de possibilité du sens d'être de l'humain. On se situe alors ici dans le cadre d'un discours phénoménologique.
La technique comme anthropologiquement constituante
En phénoménologie, la constitution désigne l'opération de donation par la conscience d'un sens à un objet (le constitué), qui rend possible la manifestation, l'avènement ou l'apparition de cet objet. Elle est un faire-advenir, un faire-être. Comment avec cette définition la technique peut-elle être anthropologiquement constituante, en lieu et place de la conscience ?
Thèse TAC 2 : La technique comme moyen de penser
La technique, ici, inclut indissociablement l'opération d'inscription (par production de traces, notamment écrites) d'un passé, d'idéalités et de sens, et les supports matériels de cette inscription, abritant notamment les occurrences (inscrites, écrites) de ces idéalités.
Tout régime d'idéalité (mathématique, géométrique, juridique, sociale, philosophique, artistique...) dépend, dans sa possibilité même d'être, d'une inscription matérielle.
L'activité technique d'écriture constitue la possibilité de penser, il n'y a donc pas de conscience sans technique.
La technique est lutte contre l'oubli, marque de notre finitude rétentionnelle et de notre mort. Les supports techniques (rétentions tertiaires dans la terminologie de Stiegler) rendent le passé non-vécu qui nous précède accessible à notre vécu.
[texte original]
En phénoménologie, constituer dénote d'abord le régime d'être de la conscience (régime visible une fois la technique de la réduction phénoménologique accomplie). Constituer, ce n'est pas, pour la conscience, représenter quelque chose de déjà-là, ou recevoir un donné déjà constitué en tant qu'objectivité. Mais ce n'est pas non plus fabriquer, ou créer ex-nihilo. Pour le dire à peu de frais, dans un sens husserlien classique (Husserl 1913, § 55), la constitution désigne l'opération de donation, par la conscience, d'un sens d'être objectif (d'unité noématique) à l'être visé au sein de l'apparaître et devenant dès lors un objet d'expérience au sein des vécus de conscience. La constitution est cela qui rend possible la manifestation, l'avènement ou l'apparition d'un objet, le constitué. Elle est un faire-advenir, un faire-être. Ici, dans le cadre de la proposition « la technique est anthropologiquement constituante », ce n'est pas la conscience qui est l'instance constituante, mais la technique – ce qui semble être évidemment, de prime abord, une contradiction : comment une objectivité mondaine pourrait-elle devenir constituante de l'homme, et donc notamment de sa conscience et de ses visées intentionnelles ? Comment légitimer ce retournement, si tant est qu'il soit intelligible et encore proprement phénoménologique[46] ?
Tout d'abord, il faut être clair sur la nature de la technique dont nous parlons ici, dans le cadre de cette interprétation phénoménologique de la thèse « TAC ». La technique, ici, inclut indissociablement l'opération d'inscription (par production de traces, notamment écrites) d'un passé, d'idéalités et de sens, et les supports matériels de cette inscription, abritant notamment les occurrences (inscrites, écrites) de ces idéalités. Rappelons-nous l'aboutissement de l' « Origine de la géométrie » de Husserl, et de la lecture qu'en propose Jacques Derrida : à partir du constat positif de la nécessité de l'inscription pour rendre possible la permanence des objectivités mathématiques, Derrida en vient alors à écrire :
« L'écriture n'est plus seulement l'auxiliaire mondain et mnémotechnique d'une vérité dont le sens d'être se passerait en lui-même de toute consignation. Non seulement la possibilité ou la nécessité d'être incarnée dans une graphie n'est plus extrinsèque et factice au regard de l'objectivité idéale : elle est la condition sine qua non de son achèvement interne. Tant qu'elle n'est pas gravée dans le monde, ou plutôt tant qu'elle ne peut l'être, tant qu'elle n'est pas en mesure de se prêter à une incarnation qui, dans la pureté de son sens, est plus qu'une signalisation ou un vêtement, l'objectivité idéale n'est pas pleinement constituée. L'acte d'écriture est donc la plus haute possibilité de toute « constitution ». C'est à cela que se mesure la profondeur transcendantale de son historicité » (1962, p.86 ; souligné par l'auteur)
Tout régime d'idéalité, que cette idéalité constitue la visée d'une activité – mathématique, géométrique, juridique, sociale, philosophique, artistique,... – ou qu'elle soit identifiable à ce qui est visé par la conscience[47] dans la perception, la signification ou l'imagination dépend, dans sa possibilité même d'être, d'une inscription matérielle. On retrouve évidemment le paradoxe déjà évoqué plus haut, mais radicalisé car concernant l'inscription de tout type d'idéalité et de sens, et pas seulement celles des activités de connaissance : l'inscription, de fait, dés-idéalise l'idéalité car, de droit, elle assure la permanence de cette idéalité à partir d'un régime de matérialité soumis à la contingence. Il s'agit de tenir le paradoxe : sous peine de confondre des registres tout à fait différents, il ne peut être en effet question de réduire l'idéalité (et ses origines) à certaines occurrences graphiques (par exemple textuelles) – nous en resterions à un registre purement factuel, historiciste, voire psychologiste, dans lequel l'idéalité disparaîtrait. Il est plutôt question de soutenir que, dans un régime de légalité transcendantale, c'est-à-dire concernant les conditions de possibilité du sens d'être de l'idéalité, l'inscription est première, sans néanmoins identifier cette opération d'inscription à certaines occurrences matérielles du sens (et des signes) dont elle assure l'itérabilité (Derrida, 1962, 92-94).
Constituante d'idéalités, telles qu'elles habitent les visées de la conscience, la technique désigne ici l'inscription de l'idéalité et ses occurrences matérielles. Mais, plus largement, cette inscription peut être celle du passé dont nous héritons collectivement, et par lequel nous accédons à la temporalité et à la mort. Il n'y a pas d'humanité sans rapport au temps, rapport marqué par la finitude et l'horizon de la mort. Dans l'optique de Stiegler, la technique marque la voie par laquelle cette conscience apparaît. La technique est lutte contre l'oubli, marque de notre finitude rétentionnelle et de notre mort. Les supports techniques – les rétentions tertiaires, principalement – rendent le passé non-vécu qui nous précède accessible à notre vécu. Le déjà-là historial (Heidegger) dans et par lequel l'homme évolue et advient au monde est prothétique. C'est dans cette prothéticité[48] qu'apparaît une conscience de la finitude et de la mort – notamment par la conscience de l'absence de ceux qui ont laissé ces traces[49] . Notre héritage est inscrit dans l'inorganique, et est donc marque de mortalité – de possibilité de ne plus être.
La prothéticité de l'objet technique justifiait le caractère anthropologiquement constitutif de la technique ; là où la dimension plus spécifique d'inscription appartenant nécessairement à toute prothèse ou objet technique fait signe vers son caractère anthropologiquement constituant. On peut ici citer François-David Sebbah qui, revenant sur l'équivoque de « la technique comme anthropologiquement constitutive/constituante », écrit :
“ La thèse de la « technique originairement et anthropologiquement constituante » ne s'entend avec consistance que si elle dit ceci : 1) l'« homme » (libéré dès lors du fait anthropologique pour être reconnu comme instance constituante) n'est jamais pur, et purement enclos en son intériorité, il est toujours déjà à même les traces qu'il habite et recueille – des traces comme telles matérielles, toujours-déjà pris en ce déjà-là qu'il hérite : il est originairement « prothétique » dit Bernard Stiegler ; 2) du même mouvement, l'idéalité nécessaire à la production du sens, quel qu'il soit, est toujours déjà contaminée par la matérialité de son inscription comme telle spatialisante. Mais cette contamination originaire ne peut signifier une dérivation du transcendantal à partir de l'empirique contingent. Elle dit au contraire que l'inscription matérielle a, comme telle, statut transcendantal » (Sebbah, 2009 ; souligné par l'auteur).
Et l'auteur de poursuivre sur toute l'ambiguïté de ce « comme telle » : en faisant de l'inscription matérielle un constituant, et non plus un constitué, ne perd-on pas justement sa spécificité d'inscription matérielle ? S'agit-il d'ailleurs seulement de se contenter du retournement d'une dualité ? Faire de la technique en tant qu'inscription quelque chose de constituant, c'est, semble-t-il, renouer avec le partage entre transcendantal / empirique, justement mis à mal par l'idée que la technique est constitutive des idéalités. D'ailleurs, le constituant n'est-il pas in-constitué, et inconstituable ? Mais alors, ne risque-t-on pas ici de faire de la technique une idéalité ? S'il s'agit ici de renverser l'ordre constituant/constitué, en soutenant que la conscience et la connaissance sont techniquement constituées, ce mouvement ne peut être que second. Ce qui nous semble être premier est en effet le geste suivant (geste contribuant peut-être à « suspendre le crédit du partage empirico-transcendantal »[50] ) : ce qui est techniquement constitué n'est pas d'abord ce que l'on voyait d'abord comme constituant (sinon, il ne s'agirait que d'une inversion du même dualisme), c'est peut-être et avant tout la dualité-même « constituant/constitué », en ce que sa production et son intelligibilité sont impensables sans langage et inscriptions graphiques préalables. Dans ce sens, le langage graphique rend possible l'activité théorique (philosophique) qui aboutit à sa thématisation, et donc, traditionnellement, à la négation de son importance constitutive pour la connaissance et le discours philosophiques, en le situant dans un système d'oppositions (parole/écriture, idéel/factuel, transcendantal/empirique,...) pourtant d'abord graphiquement constitué. Dit simplement : l'activité technique d'écriture constitue la possibilité d'établir les différenciations philosophiques qui vont ensuite être utilisées pour la dé-valoriser et pour tenter de minimiser son importance[51] .
Philosophie, technique et sciences cognitives : enjeux et perspectives pour les sciences et technologies cognitives
La technologie comme étude conjointe du technique et de l'humain
Il n'est plus possible de partir d'une dualité entre agent et objet technique pour penser leurs rapports, puisque l'objet technique et l'agent n'existent qu'au sein d'une relation de couplage.
La machine est un individu technique, cela doit être pris en compte pour repenser nos rapports avec elle, au niveau du travail, de la conception par l'ingénieur.
L'homme n'est jamais non-technique, le symbolique n'est jamais sans attaches et sans matérialité, l'étude de la nature artificielle de l'intelligence humaine est donc nécessaire.
Sans être socialement et culturellement déterminée, la technicité des objets techniques n'est jamais intrinsèque, elle relève d'une genèse et d'un milieu.
L'ingénieur-philosophe
L'ingénieur doit se faire philosophe-technologue pour étudier les nouvelles des formes de couplage humain/technique. Ce projet d'étude doit inclure une interrogation urgente sur le statut de l'objet technique numérique et de la cognition numériquement habilitée, et une nouvelle réflexion sur le statut des machines dans nos activités et performances
[texte original]
Dans ce qui précède, nous avons tenté d'éclairer deux compréhensions possibles – différentes sans être divergentes, complémentaires sans être en relation logique d'implication ou de présupposition – de la thèse dite thèse « TAC » : la technique comme anthropologiquement constitutive, et la technique comme anthropologiquement constituante. C'est à partir de l'horizon (com)posé par ces deux thèses que l'idée selon laquelle la technique est cognitivement constitutive peut être comprise. Cette dernière idée, nous l'avons souligné, est aujourd'hui progressivement discutée en sciences cognitives, sans que l'horizon des thèses TAC soit quant à lui généralement présent. En guise de conclusion, il peut être utile de brièvement formuler quelques enjeux et perspectives de recherches théoriques qui pourraient surgir en sciences cognitives, et dont la nature pourrait dépendre du sens qu'il conviendrait de donner à la thèse « TAC » si celle-ci devait être introduite et discutée dans ces mêmes sciences cognitives.
(1) L'ergonomie, les études des interfaces homme-machine, la réalité virtuelle, l'informatique, ou plus largement l'ingénierie (la liste n'est en aucun cas exhaustive) font aujourd'hui partie, plus que jamais, des sciences cognitives. L'outil, l'instrument, l'automate, la machine, le système : les rapports homme-technique ne peuvent cependant pas être décrits à partir d'un seul type d'architecture, fondée sur l'étude unilatérale d'une seule classe d'objet technique. L'introduction de l'objet technique dans la boucle cognitive définissant les rapports du sujet à l'environnement (et inversement) doit ainsi s'accompagner d'une étude nouvelles des formes de couplage humain/technique, incluant une interrogation urgente sur le statut de l'objet technique numérique et de la cognition numériquement habilitée, et probablement une nouvelle réflexion sur le statut des machines dans nos activités et performances (en termes de compréhensibilité, d'apprentissage, mais aussi d'adaptabilité de ces dispositifs). Sur ce point, l'humanité de la machine et de la technique pourraient être redécouvertes et redéfinies, dans une perspective simondonienne (c'est-à-dire non instrumentale et non anthropologique). Il s'agirait notamment de comprendre en quoi la machine est un individu technique, et pourquoi cela doit être pris en compte pour repenser nos rapports avec elle, au niveau du travail, de la conception (cf. le concept de machine ouverte avancé par Simondon pour qualifier la machine douée d'une haute technicité), mais aussi et d'abord au niveau de notre individuation et de notre devenir psycho-social[52] .
Un problème d'analyse et de modélisation pourrait également, de ce point de vue, apparaître : sans être socialement et culturellement déterminée, la technicité des objets techniques, nous l'avons vu, n'est jamais intrinsèque : pour Simondon, elle relève d'abord d'une genèse et d'un milieu. De plus, celle des outils et des instruments n'existe que dans leurs rapports aux gestes d'un opérateur, en étant intégrée à son activité ; celle des éléments techniques n'existe que par intégration dans le fonctionnement de l'ensemble. Leroi-Gourhan ne dit pas autre chose : l'objet du technologue ne peut être l'objet ou l'outil, mais l'outil et le geste (Guchet 2005, 129-130)[53] . Pour Don Ihde, on ne parle jamais de technologies en elles-mêmes : on doit plutôt parler d'une paire relationnelle, humain-technologie. Rabardel (1995) voit en l'outil une entité mixte, composée d'un objet et de schèmes d'utilisation associés. On le voit : il n'est plus possible de partir d'une dualité entre agent et objet technique pour penser leurs rapports, puisque l'objet technique et l'agent n'existent qu'au sein d'une relation de couplage, elle-même « médiatisant » le couplage entre l'agent et son environnement : faut-il alors parler, dans ce cas (agent - objet technique - environnement), d'un emboîtement des couplages ? La notion de médiation technique risque en effet peut-être de nous égarer, laissant éventuellement sous-entendre qu'elle se placerait entre ce qui existerait déjà (un agent et un environnement de perception et d'action). À ce stade, le niveau d'analyse n'a plus pour ancrage ou pôle de description premier l'usager, l'outil, ou encore l'usage (peut-être déjà trop socialement déterminé), mais le couplage, processuel et situé, entre entités qui n'adviennent (en un sens) qu'ensemble au sein de ce couplage. John Dewey parlait par exemple de situation de transaction première (différente de l'interaction), ou encore d'expérience pour qualifier ce fait et ce faire premier à partir duquel sujet et objet, agent et environnement, doivent être conçus en tant qu'aboutissements temporaires et descriptifs.
(2) Les discussions interminables portant sur la portée et les limites des projets de naturalisation (mais aussi de culturalisation) de l'esprit en sciences cognitives reposent bien souvent sur l'acceptation tacite de l'existence d'une différence objective entre nature et culture, différence permettant alors de marquer les partages disciplinaires, de justifier certains souhaits d'hégémonie, mais aussi l'économie d'une définition claire de ce qui est entendu par naturalisation. À l'encontre de ce présupposé, certains auront souvent beau jeu de souligner que la nature des êtres cognitifs est toujours une seconde nature (empreinte de valence, de sens, de normativité, et de socialité), et que la culture est elle-même une seconde nature : la culture ne peut se concevoir comme une simple couche de vernis apposée sur un noyau dur cognitif qui serait a-culturel. La culture possède la matérialité et la concrétude de ce que nous croyons être la nature opposée à la culture. Si on prend la peine de le penser à partir de l'idée que la technique est cognitivement constitutive, mais aussi à partir des perspectives conceptuelles et des ambitions philosophiques ouvertes par Simondon, et développées dans un sens particulier (et évidemment non-exclusif) par Stiegler, l'objet technique, dans son caractère hybride de matière inorganique organisée, est un point de départ pour dépasser le partage classique entre naturalité et culturalité de la cognition, et donc court-circuiter certaines alternatives méthodologiques contemporaines. Dans une perspective simondonienne, la dimension technique de la culture est réciproquement une réalité culturelle de la technique. Les promoteurs du concept de culture matérielle en sciences sociales ne s'y sont pas trompés : le symbolique n'est jamais sans attaches et sans matérialité. Son inscription est technique (et rappelons-le : la technique, ce ne sont pas seulement les objets techniques). Inversement, la nature de l'anthrôpos n'est jamais non-technique et (peut être donc) jamais étanche au caractère toujours déjà acculturé de la cognition humaine. Mais il y a (peut-être) plus : depuis quelques années, le champ de recherche dit de la « cognition sociale » (dans lequel on inclut, pêle-mêle, la reconnaissance d'autrui, l'empathie, l'action conjointe, le partage des intentions, l'intelligence collective, le mindreading,...) suscite un intérêt grandissant et attire des ambitions explicatives croissantes. Il ne saurait être question ici de dénoncer l'indigence conceptuelle qui accompagne régulièrement ces modèles explicatifs de la « socialité » de la cognition. Qu'il suffise ici de constater la difficulté évidente qu'ont la majorité des théories à proposer des appareils explicatifs qui, méthodologiquement, pourraient s'appliquer à quelque chose de plus que la dimension interpersonnelle, voire intersubjective, de la socialité. La possibilité d'élargir ces théories pour aborder le caractère institutionnel ou l'impersonnalité du social (et donc de la pensée) chère à Durkheim ou, plus minimalement, l'anonymat de la socialité selon Schütz, semble lointaine, non pas quantitativement (comme s'il s'agissait d'augmenter le nombre d'agents afin d'atteindre de nouvelles strates), mais qualitativement. Et pourtant. Il est permis de penser que ce qui est nécessaire, ici, ce n'est pas un supplément d'interactions, d'intersubjectivité ou de relations interindividuelles, mais d'interobjectivité (Latour, 1994) : l'ancrage du cognitif dans le social (et pas nécessairement, ou du moins prioritairement, l'inverse) à partir d'une redécouverte du rôle socialement médiateur de l'objet et de sa pluralité (dont sa technicité, mais aussi sa normativité et sa valence (sans qu'il faille évidemment supposer que ces distinctions soient étanches). Comme le remarquait déjà Mauss (1926, p.7), l'objet (et, ajouterons-nous, les postures qui accompagnent ses usages) est bien souvent la preuve, matérialisante et matérialisée, du fait social.
(3) Ce n'est pas faire preuve d'une faculté d'analyse exceptionnelle que de remarquer que les sciences cognitives connaissent aujourd'hui, peut-être plus que jamais, une période d'incertitude fondationnelle. Il était relativement aisé, il y a vingt ans, de faire dépendre l'avenir des sciences cognitives du débat entre théorie computationnelle classique et connexionnisme (Fodor & Pylyshyn vs. Smolensky). Les choses sont aujourd'hui beaucoup moins simples. Théorie computationnelle massivement modulaire (vs. conservatisme fodorien), neurosciences computationnelles, neurosciences dynamiques, théories écologiques de la perception, modélisation dynamique, énaction, cognition distribuée, cognition située, « embodied cognitive science », pour ne citer que quelques noms : les courants et étiquettes se multiplient, sans que le chaland soit clairement conscient des filiations et des alliances qui se dessinent, mais aussi des enjeux, dont on conviendra qu'ils dépassent largement la simple interprétation de données.
Qu'il s'agisse des modèles de la cognition située, de la cognition distribuée, ou de la cognition étendue, les technologies deviennent des parties intégrantes de la cognition, et non plus de simples objets dont les opérations et produits ne fourniraient que des entrées à un système cognitif exclusivement intracorporel. Mais pour certains défenseurs de la théorie computationnelle de l'esprit (Pinker, Mithen,...), les modules peuvent eux aussi être vus comme des technologies cognitives ou des outils, façonnés tout au long de l'histoire de l'espèce. L'introduction de la technique et des technologies comme ressources des activités cognitives ne date en tout cas pas d'hier. Les travaux pionniers de Heath, Hutchins, Kirsh, Latour, Lave, Lynch, et Norman (pour ne citer que quelques noms) ont tous fait signe vers la nature artificielle de l'intelligence humaine, dans des contextes variés : le laboratoire scientifique, la cuisine, le supermarché, le poste de pilotage[54] ,... La prise en compte théorique du caractère technique des activités cognitives humaines est, comme on l'a dit plus haut, plus récente. En témoignent les débats actuels sur la localisation de la cognition. Or, il convient ici de s'interroger sur la radicalité de ces théories et modèles qui insistent sur la technicité de la cognition. L'avènement des modèles distribués et situés de la cognition marque-t-il par exemple une rupture par rapport à la théorie computationnelle classique, ou s'agit-il plutôt d'un développement, voire d'un renouvellement de cette théorie ? À considérer par exemple certaines thèses externalistes récentes, et leurs références explicites à des critères fonctionnalistes et informationnels pour définir le caractère cognitif d'entités matérielles (calepins, ordinateurs,...) (Clark, 2008), on peut se demander s'il y a réellement rupture (de par l'externalisation de la cognition), ou s'il s'agit plutôt d'un prolongement ou d'un élargissement de la théorie initiale et de son ontologie fonctionnaliste et informationnelle (certains parlent ainsi d'un computationnalisme « élargi » (Wilson, 2004)) – élargissement qui, pour ses critiques (Di Paolo, 2009), serait équivalent à sa reductio ad absurdum (la théorie devant finalement accepter que toute entité informationnelle est cognitive). Le paradoxe est donc le suivant : si l'on se fie aux débats en cours, il serait, à l'heure actuelle, autant possible d'exploiter la technicité de la cognition pour rompre avec une vision « classique » (computationnelle) de la cognition, que de l'exploiter pour l'étendre. Il est permis de penser que la non-conceptualisation de la technique évoquée au début de ce texte est partiellement responsable de cet état des lieux.
Certains s'empresseront peut-être de remarquer, sur ce point, que les modèles qui rejettent franchement et directement, dès le départ, l'attirail classique de la computation (on peut penser à la théorie énactive de la cognition, aux théories écologiques de la perception, ou encore à la « radical embodied cognitive science » (Chemero, 2009)), sont a priori plus disposés que leurs modèles concurrents à radicalement accueillir et à intégrer le fait technique dans leur conceptualisation de la cognition. Prenons par exemple le modèle énactif de la cognition : la cognition n'est pas ici la représentation d'un monde pré-donné et objectif, par un esprit tout aussi donné (non construit) et impersonnel. Elle est énaction. L'énaction, pour le dire (trop) rapidement, désigne le processus en vertu duquel un organisme vivant, couplé à son environnement, fait advenir, fait émerger ou énacte un monde signifiant (Varela, Thompson, Rosch, 1993). Comme tout organisme vivant, l'homme est ainsi couplé à son environnement. Ce couplage, à la base sensori-moteur, est infiniment complexifié, par l'apparition de la médiation technique (Stewart, 2010). Cette dernière fait alors exploser le champ des possibles du couplage sensori-moteur, mais aussi du couplage communicationnel entre organismes. Cette image de la technique comme médiation habilitante du couplage entre l'organisme et l'environnement est incontestablement séduisante. Il n'est néanmoins pas sûr qu'elle puisse être exactement cohérente avec le fait technique, si on comprend ce dernier à partir de quelques perspectives rappelées dans ce texte. Pour une théorie énactive, la cognition est vivante et (donc) incarnée. La prégnance de la technique nous montre que les créatures cognitives peuvent incorporer des éléments techniques, notamment des instruments perceptifs et outils d'action. Il est évidemment parfaitement envisageable de soutenir que la cognition est à la fois incarnée (relative à la chair, vécue et vivante, du corps propre) et incorporation continue d'éléments techniques. Mais, si l'on accepte de penser la technique dans une perspective non-instrumentale, non-anthropologique, en étant prêt à voir son rôle anthropologiquement constituant (et pas seulement anthropologiquement constitutif), une tension ne risque-t-elle pas alors d'apparaître entre la valorisation des dimensions vivantes, incarnées, et sensibles de la cognition et la reconnaissance du caractère inorganique voire thanatologique de la technique ? Plus spécifiquement : comment concilier l'inorganicité, la virtualité, l'intangibilité, l'accélération et la mise en simulacre(s) progressivement (ou du moins possiblement) apportées par la technique avec la matérialité vivante, la présence au monde et l'ancrage corporel, subjectif et expérientiel de la cognition sans revenir, ultimement, à un point de vue instrumentaliste ou anthropologique sur le fait et le faire technique ? Si ces dimensions de la technique et de la cognition, dans le cas de l'homme, n'ont jamais été distinctes et dissociables (la technique étant anthropologiquement et cognitivement constitutive, voire constituante), ne faut-il pas alors (re)penser la nature de ces dimensions vivantes, vécues, incarnées, et subjectives de la cognition, même lorsqu'on les considère au sein d'une théorie énactive de la cognition ?
Conclusion
Il est de plus en plus clair que les développements technologiques jouent un rôle important pour déterminer la qualité de la vie humaine. De ce fait, ces innovations suscitent des débats qui sont souvent passionnants et ...passionnés.
C'est ici que l'apport de Simondon est précieux : il met fermement dos à dos technophobie et technophilie, expliquant que toutes les deux proviennent d'une incapacité de la culture traditionnelle à prendre en compte la réalité technique.
« La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. »
« Devant ce refus défensif, prononcé par une culture partielle, les hommes qui connaissent les objets techniques et sentent leur signification cherchent à justifier leur jugement en donnant à l'objet technique le seul statut actuellement valorisé en dehors de celui de l'objet esthétique, celui de l'objet sacré. Alors naît un technicisme intempérant qui n'est qu'une idolâtrie de la machine et, à travers cette idolâtrie, par le moyen d'une identification, une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel. »
Ce qu'il y a à faire, c'est d'inclure la technique dans la culture, de prendre en compte le rôle de la technique dans la constitution de ce qui fait sens pour les êtres humains.
[texte original]
Pour clore cette présentation de la thèse « TAC », nous rappellerons l'un de ses enjeux majeurs. Il est de plus en plus clair que les développements technologiques jouent un rôle important pour déterminer la qualité de la vie humaine. De ce fait, ces innovations suscitent des débats qui sont souvent passionnants et ...passionnés (pensons au nucléaire, au réchauffement climatique, au génie génétique, aux nanotechnologies...). L'existence de tels débats, en démocratie, est plus que normal, c'est une bonne chose ; mais ce qui l'est moins, c'est quand les débats tournent à un dialogue de sourds entre des irréductibles « pour » ou « contre ». C'est ici que l'apport de Simondon (1958) est précieux : il met fermement dos à dos technophobie et technophilie, expliquant que toutes les deux proviennent d'une incapacité de la culture traditionnelle à prendre en compte la réalité technique. « La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. » (1958, 10-11). Voilà pour les dégâts d'une technophobie qui suppose que les objets techniques ne contiennent pas de réalité humaine. Mais Simondon est tout aussi sévère à l'égard d'une technophilie mal comprise : « Devant ce refus défensif, prononcé par une culture partielle, les hommes qui connaissent les objets techniques et sentent leur signification cherchent à justifier leur jugement en donnant à l'objet technique le seul statut actuellement valorisé en dehors de celui de l'objet esthétique, celui de l'objet sacré. Alors naît un technicisme intempérant qui n'est qu'une idolâtrie de la machine et, à travers cette idolâtrie, par le moyen d'une identification, une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel.». Le réquisitoire de Simondon est sévère, mais le remède est compris dans le diagnostic. Ce qu'il y a à faire, c'est d'inclure la technique dans la culture, de prendre en compte le rôle de la technique dans la constitution de ce qui fait sens pour les êtres humains. Ce dossier d'Intellectica a l'ambition de contribuer, aussi modestement que ce soit, à cette prise en compte de la technique.