Low-technicisation : à la recherche d'une informatique modeste (il n'y a pas d'informatique low-tech)

Éloge de la médiété

On définit avec Aristote la médiété par opposition à l'incontinence (ne pas pouvoir refréner ses envies ou besoins) tout en marquant sa différence avec la médiocrité ou la moyenne (des milieux par défaut) : la médiété consiste en la recherche d'une perfection dont on ne peut rien retrancher sans y perdre et à laquelle ajouter est superflu.

« Si donc toute science aboutit ainsi à la perfection de son œuvre, en fixant le regard sur le moyen et y ramenant ses œuvres (de là vient notre habitude de dire en parlant des œuvres bien réussies, qu'il est impossible d'y rien retrancher ni d'y rien ajouter, voulant signifier par là que l'excès et le défaut détruisent la perfection, tandis que la médiété la préserve), si donc les bons artistes, comme nous les appelons, ont les yeux fixés sur cette médiété quand ils travaillent, et si en outre, la vertu, comme la nature, dépasse en exactitude et en valeur tout autre art, alors c'est le moyen vers lequel elle devra tendre. (Aristote, -IVe, 2014[1]) »

La low-technicisation peut être redéfinie comme une recherche de la médiété. En tant que méthode elle vise à se doter des moyens de définir le nécessaire pour le préserver et le non nécessaire pour le retrancher.

Plus de numérique, est-ce plus efficace ?

L'informatisation est souvent une promesse de simplification qui se transforme in fine en complexité accrue. « Tous les logiciels conçus ces dernières décennies pour nous épargner du travail administratif ont fini par nous transformer tous en administratifs à temps partiel ou à temps plein (Graeber, 2015[2]) ».

Christophe Masutti (2020[3]) illustre le déplacement des objectifs des dispositifs informatiques dans le contexte du capitalisme de surveillance : ils sont mis en place pour remplir des fonctions de rationalisation, puis ils se développent et évoluent pour remplir des fonctions de contrôle ou de planification. Nombre de systèmes informatiques aujourd'hui n'ont pas pour objet de remplir les fonctions pour lesquels ils ont été construits mais de produire des données pour des systèmes tiers. Ainsi les services proposés par Google ou Facebook n'ont pas pour objectif principal de permettre la recherche sur le Web, l'édition de documents ou la communication, mais de produire des données à destination de l'industrie publicitaire.

Plus de numérique, est-ce soutenable ?

La participation de l'industrie informatique à l'empreinte écologique des humains (CO2, terres rares, biodiversité, eau...) est aujourd'hui mesurée, même si ces mesures peinent à être précises.

Cette part du numérique représente 3,5% des émissions de CO2 en 2020 et 9% de croissance annuelle selon The Shift Project (2020a[4]), qui qualifie cette croissance d'incompatible avec la trajectoire 2°C : « L'impact du numérique ne fera qu'augmenter si nous ne nous donnons pas les moyens de le piloter ».

L'empreinte du numérique se répartit d'une part entre la fabrication et la consommation et d'autre part entre les terminaux, les serveurs et le réseaux. Des controverses existent sur la prédominance de chacun de ses postes, mais un consensus se dégage sur la nécessité de considérer cette croissance comme problématique.

« Ce qui est incontestable, c'est la nécessité de surveiller de près la croissance explosive des [...] technologies et services numériques pour s'assurer que la société en tire un maximum de bénéfices, tout en minimisant les conséquences négatives – notamment sur la consommation d'électricité et les émissions de carbone. (Kamiya, 2020[5] ; The Shift Project, 2020b[6]) »

Plus de numérique, est-ce que ça rend plus heureux ?

Le rapport du numérique au plaisir et au bonheur est de plus en plus interrogé. La crise du Covid et l'expérience du passage au travail à distance intensif a permis de poser la question du rapport numérisé au monde en situation réelle (Guillaud, 2020[7]).

Par ailleurs la manipulation des comportements à l'occasion de l'usage des plateformes via la collecte des données personnelles commence à être sérieusement débattue : « Nous en sommes arrivés à une industrie de la persuasion à grande échelle, qui définit le comportement de milliards de gens chaque jour, et seulement quelques personnes ont leurs mains sur les leviers. Voilà pourquoi j'y vois une grande question morale, peut être la plus grande de notre époque (Laurent, 2017[8]) ».

Critique de la médiété

La démarche de low-technicisation pose problème car elle propose d'échanger des promesses incertaines contres des bénéfices connus. Il semble utile de faire l'état des lieux de ces bénéfices afin de chercher comment les remplacer, les conserver, les déconstruire... Par exemple :

  • Le plaisir du rapport aux objets : la créativité peut s'exprimer dans des démarches artisanales ou artistiques, l'industrialisation n'est pas nécessaire.

  • Le plaisir du rapport au nouveau : le plaisir de la nouveauté peut se trouver dans de nombreuses activités, il n'est pas l'apanage du renouvellement de la voiture ou du smartphone.

  • La difficile évaluation des impacts écologiques : on peut tabler sur la fiabilisation progressive de ces mesures et sur la capacité à réinvestir le pouvoir politique et donc à choisir collectivement en contexte d'incertitude.

  • On ne sait pas ce que signifie faire de l'informatique de façon modeste : les espaces de recherche et formation en informatique peuvent être dotés des missions de penser et développer de nouvelles méthodes d'ingénierie.

  • La limitation de l'aventure technique (on ne connaît pas les reconfigurations techniques à venir) et sa dimension pharmacologique (potentiels positifs et négatifs) : le travail historique peut être un moyen de démystifier les bénéfices putatifs des technologies numériques.

La low-technicisation se définit par l'existence d'une tendance high-tech. En ce sens, elle ne la nie pas, mais cherche à s'y adosser pour faire exister la possibilité d'une alternative.

« C'est à dire que si on lutte contre une tendance, en tant que cette tendance aurait tendance à devenir hégémonique (et de fait, toute tendance tend vers l'hégémonie contre une autre hégémonie), et si on y oppose une contre-tendance, il faut savoir que la tendance contre laquelle on lutte est la condition de la tendance pour laquelle on lutte (Stiegler, 2003[9]). »

Qu'est ce qu'une informatique modeste ?

« Quant à définir les low-tech précisément, accrochez-vous ! Le vélo, avec ses mille pièces élémentaires, est évidemment un objet bien plus durable, sobre, facile à utiliser et simple à réparer qu'une voiture bardée d'électronique et de métaux high-tech. Mais pour fabriquer le dérailleur et les câbles de frein, vulcaniser les pneus et les chambres à air, il faut des usines d'une haute technicité... (Bihouix, 2019[10]) »

Le numérique pose en quelque sorte un cas limite de la question de l'autonomie et de la décapacitation en se posant d'emblée dans le champ du high-tech, et peut-être, par conséquent en dehors du champ de toute convivialité. En ce sens le concept d'informatique low-tech n'a pas de sens. En revanche on peut essayer d'agir sur le sens et l'amplitude de l'évolution informatique : l'accroissement des capacités de calcul, de mémorisation et de transfert, engendre la complexification des systèmes techniques au niveau matériel et logiciel.

Gordon Moore postule dès 1965 que le nombre de transistors dans les microprocesseurs doublera environ tous les deux ans. Il s'agit d'une fonction exponentielle et on est effectivement passé de quelques milliers en 1970 à plusieurs dizaines de milliards en 2020. Cette hypothèse, qui s'est donc confirmée jusqu'à aujourd'hui, est connue sous le terme de loi de Moore.

La question qu'elle pose est de savoir si la loi technologique est finalement de l'ordre de la loi physique qui s'impose à nous, ou de l'ordre du juridique, que l'on peut décider de changer ?

Un graphique semi-logarithmique du nombre de transistors pour les microprocesseurs par rapport aux dates d'introduction, doublant presque tous les deux ans.Informations

Dans ses "lettres aux humains qui robotisent le monde", Cécile Izoard (2020[11]) demande aux ingénieurs qui travaillent sur les véhicules autonomes de changer de métier. En fait, elle leur demande plutôt de réviser le domaine d’application de leurs compétences techniques.

« Si vous êtes profondément animés par la vocation d'ingénieur, si vous ressentez un vrai plaisir à créer des machines efficaces, pourquoi ne pas sortir de vos écosystèmes pour développer de tout autres objets, des équipements simples, écologiques, marrants ? Même avec très peu de financements, certains ingénieurs [...] font du très bon boulot en low-tech, même si on en entend moins parler dans la presse que des Google Cars. Le vélomobile, par exemple, une sorte de vélo-voiture, sur trois ou quatre roues, entouré d'une carrosserie légère, souvent équipé d'un petit moteur. (Izoard, 2020[11]) ».

On pourrait consacrer aujourd'hui une partie de l'énergie des informaticiens à se demander comment construire des machines (hardware) plus modestes, pour faire tourner des programmes plus modestes (software). Cela suppose bien sûr de remettre en cause la logique de la croissance a priori. Cela suppose aussi de remettre en cause les logiques fonctionnelles et d'optimisation d'un projet.

L'objectif de l'ingénieur est aujourd'hui de réaliser le plus de fonctions possibles étant donnés les moyens dont il dispose (état de l'art, temps, argent...) afin d'occuper au mieux un marché. L'ingénieur en low-technicisation pourrait au contraire chercher à minimiser le spectre fonctionnel pour le réduire au nécessaire et à minimiser la complexité technique pour ce nécessaire.

L'idée d'une démarche de low-technicisation consiste donc à minimiser le domaine d'application de la technique d'une part et de minimiser sa complexité d'autre part. On cherche d'abord ce qui peut ne pas être construit et ce qui peut être mobilisé de plus simple sinon. C'est en cela une inversion de la fonction de l'ingénieur moderne dont le métier est d'abord de construire des machines toujours plus performantes.