Proposition : principe de documentarité
Document numérique et contrat de lecture
Si on choisit de conserver le terme de document numérique, c'est parce que, au delà du fait de trouver de l'information, il y a un l'enjeu d'un contrat de lecture. Le contrat de lecture c'est accepter de faire un effort (la lecture) contre la promesse de s'enrichir (ce qu'apporte cette lecture).
Or notre préoccupation à l'ère du numérique est moins de trouver de l'information, devenue pléthorique, que d'optimiser notre temps de lecture, de ne lire que ce qui est enrichissant (utile, agréable). Quelque soit le sujet visé, il n'est en général pas difficile de trouver un contenu, mais il est difficile de trouver un bon contenu, c'est à dire un contenu que je vais pouvoir lire avec un rapport effort/apport intéressant.
Une condition pour caractériser un bon contenu est de mobiliser ses propriétés documentaires.
Définition : documentarité
La documentarité est une mesure de ce que permet un contenu en terme de contrat de lecture du point de vue de ses propriétés documentaires :
culturelles, en quoi il permet de transmettre, enseigner et prouver ;
et techniques, en quoi il est publié (disponible), fixe et fermé (clôturé spatialement et temporellement), et scénarisé (organisé pour une lecture qui correspond à mon besoin).
Une façon de réinventer le document dans le numérique est donc de se poser la question de sa documentarité.
La dimension culturelle semble la plus évidente, car elle est moins impactée a priori par le passage au numérique : le contenu enseigne-t-il quelque chose, est-il facilement transmissible, fait-il preuve ?
Mais elle n'est pas pour autant triviale. Dans La pensée Powerpoint (Frommer, 2010[1]) montre que les présentations PowerPoint sont en général de mauvais vecteurs d'information, construits pour communiquer et non pour informer (souvent intentionnellement dans la thèse soutenue). Ainsi un contenu PowerPoint devient une façon usuelle d'échanger de l'information afin qu'elle ne puisse faire preuve (c'est à dire que l'on assiste à un détournement volontaire de la fonction originale du document), cela permet en particulier de protéger l'orateur de la critique en proposant des formules qui laissent ouvertes des interprétations contraires. Tout ceci ne serait pas très important, si le genre présentation n'avait été détourné de son usage premier (supporter un discours oral) pour acquérir un statut documentaire de facto - « tu m'enverras ton PowerPoint ? »
-, et se généraliser dans nos pratiques (support de cours, document préparatoire de réunion, compte rendu, voire même rapport complet). Mais la documentarité d'un tel contenu est souvent très faible. Donc je ne lis pas de PowerPoint - « je vais t'envoyer un document à la place »
.
Le dimension technique est plus difficile à caractériser. On est tenté de conclure rapidement soit à l'identité avec le papier, soit à la différence complète. Or il n'a jamais identité, même un contenu fortement fixé, dans un format PDF par exemple, est interprété par un algorithme. La gestion des droits (DRM) introduite par les éditeurs de contenu est venue rappeler cela, au besoin - « je ne peux pas lire ton PDF, sa lecture est privée »
. Et à l'inverse même si un contenu est toujours totalement calculé, il se comporte parfois de façon si identique au papier que la fonction rendue est identique.
L'enjeu est donc de regarder de ce qui a changé et de le mettre en correspondance avec le contrat de lecture.
Documentarité et réflexivité
L'idée générale de la documentarité n'est pas d'objectiver ce qu'est un bon document, mais d'aider à le décider subjectivement. Le but n'est donc pas de dire ce qui est mieux ou souhaitable, mais de se poser en situation réflexive sur nos pratiques de lecture, sur nos pratiques documentaires en général, de s'interroger sur le statut des contenus que l'on manipule et que l'on produit.
Petite étude de cas : documentarité d'un tweet
Si la question est-ce qu'un tweet est un document est stérile, en revanche l'étude de la documentarité d'un tweet me parait plus féconde. Avec des incidences, très pratiques, par exemple : comment documentariser[2] un tweet ? Vaut-il mieux utiliser l'adresse web pour transclure[3] le contenu ou bien faire une copie d'écran ? L'utilisation de l'adresse web permet la conservation du contexte de publication original (elle automatise même le lien vers ce contexte). Elle est en revanche sensible à la suppression, contrôlée par l'auteur du tweet et par Twitter. La publication est donc ici fragile, puisque la dé-publication est facile ; en revanche la copie est également facile, puisque le tweet, format court par excellence se représente très bien sous forme d'image.
La question de l'auctorialité peut se gérer classiquement du point de vue de la réputation de l'auteur, lorsque c'est un compte que je connais ou qui est certifié (c'est à dire que Twitter a validé l'identité de celui qui l'utilise). Elle peut aussi se mesurer en notoriété (nombre d'abonnés, de k-abonnés, voire de M-abonnés) ou en qualité : je sais ce que le compte tweete habituellement, je connais son point de vue, je sais que les articles mentionnés sont préalablement lus, triés, donc je peux me fier à ce compte a priori.
La fermeture temporelle est problématique, puisqu'un tweet s'enrichit d'un contexte au fur et à mesure (réponses, retweets) et que je ne peux pas maîtriser ce contexte, je ne peux pas refuser les réponses, les citations. La fermeture spatiale est plutôt forte, le tweet peut être embrassé d'un seul geste de lecture, il ne peut pas être changé (autrement que par la suppression), il est totalement public et identifié par une adresse web également pérenne. Mais beaucoup de tweets renvoient in fine à d'autres contenus via des liens, et c'est donc aussi la documentarité du lien visé qui est à considérer.
La scénarisation est quand à elle absente, le sens de la lecture est fixée par un fil totalement temporel (qui n'a pas d'autre sens que la date de publication du tweet) et l'hyper-documentarisation totalement automatisée par la mécanique des hashtags et des notifications.