Le document numérique n'existe pas, il faut l'inventer
On appellera document numérique tout objet numérique qui ressemble à un document par ses propriétés techniques (publication, fixation, fermeture, scénarisation) et surtout par ses propriétés fonctionnelles : transmission, enseignement, preuve.
Le projet de l'ingénierie documentaire - et de la littératie numérique - est d'instrumenter (inventer et comprendre) des constructions numériques qui se substituent au document pour remplir ses rôles.
Définition : Le document numérique selon Pedauque
L'une des définitions du document numérique proposées par Pédauque (2003, p.10)[1] est : « un document numérique est un ensemble de données organisées selon une structure stable associée à des règles de mise en forme permettant une lisibilité partagée entre son concepteur et ses lecteurs »
. Cette proposition tend à maintenir les principes de pérennité et de contexte éditorial. Mais la trichotomie entre données, structures et règles est en décalage fondamental avec l'inscription pérenne qui définissait le document traditionnel et assurait le contrat entre contextes de production et de réception : la médiation du calcul introduit une incertitude théorique. Un document numérique serait donc un triptyque "données, structures, règles" qui cherche à se doter des caractéristiques du document, tout en ayant admis qu'il n'en est fondamentalement pas un.
Définition : Le document numérique selon Bachimont
Une autre définition, insistant plus radicalement sur la coupure calculatoire, est proposée par Bachimont (2007, pp.223-224)[2] : « Le document numérique est [...] un complexe documentaire composé de ressources enregistrées, d'un dispositif de reconstruction du contenu pour l'afficher dans une forme perceptible et intelligible, et finalement des vues reconstruites »
. La ressource binaire n'est pas le document, car elle n'est pas un contenu, elle est vide de sens a priori (Bachimont, 2009, pp.203-204)[3]. La forme calculée n'est pas non plus le document, car elle n'est pas une inscription, sa construction dynamique n'est pas pérenne. Si l'on considère une fixation de cette forme, par exemple une impression, on a bien un document, mais qui n'est plus numérique.
Le document numérique n'existe pas
Le document numérique finalement n'existe pas, la locution est oxymorique. Il ne peut exister que des constructions numériques dont le traitement calculatoire permet de simuler un ordre documentaire. Et plus généralement il existe des constructions numériques, qui ne sont pas des documents, mais qui sont propres à engendrer des situations interprétatives homologues à celles rencontrées avec des documents.
Qu'est ce qui fonctionne comme un document ?
Le document en tant qu'objet technique est mis à mal par le numérique : différemment donné, différemment fixé, différemment clôturé, différemment organisé. En revanche les fonctions culturelles du document - transmettre (dans l'espace et le temps), enseigner (docere), prouver (faire référence) - restent fondamentalement utiles.
Aussi nous proposons avec Buckland (1998)[4] de moins chercher ce qui est un document, que ce qui fonctionne comme un document.
Il faut inventer le document numérique
On adopte en conséquence une vision fonctionnelle du document, moins attachée à des propriétés physiques a priori qu'aux services qu'il rend de facto.
Mais les propriétés physiques du substrat d'inscription, ici le support numérique, ne peuvent pour autant être ignorées, ou même minorées, puisque nous avons vu avec la raison graphique de Goody (1977)[5] et la raison computationnelle de Bachimont (2000)[6] qu'elles étaient fondamentales dans les processus cognitifs. Nous proposons donc finalement d'étudier les propriétés techniques des objets numériques, de les faire varier par la conception, de les exhumer par l'invention au sens de Stiegler (1994)[7].
Et l'enjeu est finalement moins de refaire du document - au sens originel - avec du numérique, que de connaître les propriétés et fonctions des objets qu'on invente, qu'on utilise (qui nous inventent, qui nous utilisent) pour voir comment ils permettent de transmettre, d'enseigner, de prouver.
Ingénierie documentaire et littératie numérique
Cette invention et connaissance des documents numériques est le projet de l'ingénierie documentaire, le domaine de l'informatique qui consiste à concevoir des systèmes pour les documents numériques. Mais c'est aussi le projet de la littératie numérique, qui consiste pour chacun à être capable de déterminer les propriétés et fonctions des objets qu'il manipule (qui le manipulent) au quotidien.