La solution de continuité en questions

J'ai cours le jeudi midi. Mercredi 30 septembre j'ai reçu un mail à 17h14 intitulé « Passage en enseignement distanciel ». L'UTC ferme pour 14 jours et dès le lendemain matin nous sommes invités à faire cours à distance. Il faut donc comprendre que l'on a digéré l'idée que faire classiquement, faire en hybride ou faire à distance était suffisamment la même chose et/ou que nous y étions suffisamment préparés pour que l'on soit capable de s'adapter automatiquement, sans même une journée de préparation. Cette situation n'a rien d'exceptionnelle ou de scandaleuse, elle est devenue la norme de fait. Je ne jette donc pas la pierre. Mais je note que nous nous habituons à cette idée que le passage au numérique et à distance n'est pas quelque chose auquel il faut prêter beaucoup d'importance.

Comme on a plutôt tendance à dire le contraire dans nos articles théoriques à Costech, je me demande si on doit tout de même accepter cette situation comme telle...

Injonction de continuité

La continuité pédagogique est le mot d'ordre dans l'éducation nationale depuis le premier confinement, essayer de continuer de faire de la même façon. Essayer. Avec la seule injonction de faire au mieux, bien entendu. Mais cette idée suppose qu'il soit possible de maintenir quelque chose de suffisamment ressemblant pour qu'il y ait possibilité même de continuité, sans rupture donc. La vidéoconférence en est l'exemple le plus prégnant, on pourrait mener nos actes pédagogiques, de la même façon, presque, suffisamment, pourvu qu'il y ait un lien vidéo de suffisamment bonne qualité entre nous et les étudiants.

Solution de continuité

Le terme solution de continuité est une cacosémie nous dit Wikipédia, c'est à dire qu'il est souvent interprété à l'inverse de ce qu'il signifie : il signifie "rupture", il est souvent utilisé à tord pour continuité. Je trouve ce quiproquo linguistique particulièrement adapté pour nous demander s'il n'y a pas aussi un quiproquo dans l'injonction de continuité : celle-ci est-elle vraiment une solution ?

Le but de mon propos n'est pas de culpabiliser les enseignants, ni même de reprocher un éventuel manque d'organisation de nos "structures", mais de proposer à la discussion le constat suivant :

  • L'injonction de continuité a été le mot d'ordre au moment du confinement, au moins en partie parce que nous n'étions pas prêts à faire autrement. Elle s'est donc probablement imposée d'elle même, le niveau d'appropriation technique et de pratique du numérique dans notre milieu professionnel ne permettant de toutes façons pas d'envisager autre chose du jour au lendemain (à part l'interruption pur et simple).

  • La continuité reste la posture actuelle, au moins en partie parce qu'on ne sait pas comment se donner les moyens de faire autrement, mais peut être également parce qu'elle permet de ne pas se poser de questions complexes : ce serait plus simple pour tout le monde ­— au niveau organisationnel comme au niveau individuel — que nous n'ayons finalement besoin de rien (ou peu) changer.

  • C'est aussi une solution qui facilite la décision de confinement : si l'on peut faire pareil, ne rien perdre ou peu perdre, en préservant le système de santé français, en sauvant des vies, alors l'équation est résolue d'avance, le choix n'est pas discutable. En revanche si l'on prenait acte d'une rupture et de ses conséquences, il y aurait un calcul à faire et la décision deviendrait beaucoup plus difficile à prendre comme à défendre.

Je crois qu'on est au cœur de changements profonds et qu'il est nécessaire, et peut-être urgent, de réfléchir à comment changer. Je suis volontaire pour discuter cette croyance afin de l'infirmer ou la confirmer.

Rupture technico-cognitive (changement de support de la formation)

Le passage à distance suppose une rupture du dispositif technique. On passe essentiellement de supports utilisés en présentiel (l'air, les corps, le tableau, l'éventuel dispositif de projection, le papier...) à des supports numériques (l'audio ou la vidéoconférence, les chats, les plates-formes de distribution de contenu, les forums...).

On passe d'un dispositif basé essentiellement sur une rationalité orale et graphique à un dispositif basé sur une rationalité computationnelle.

La thèse TAC nous conduit à penser que ce changement de cadre technique aura une incidence sur notre cognition, elle pourrait donc nous conduire à privilégier la thèse de la rupture à la thèse de la continuité. On peut faire l'hypothèse que faire cours à distance via des moyens numériques conduira à des rapports radicalement différents à l'enseignement, à l'apprentissage, au savoir. Envisageant cette hypothèse, on pourrait avoir envie d'observer ce qu'il se passe et ce que cela nous fait à nous, étant au cœur de l'action.

Quelques questions :

  • Y a-t-il ou non rupture technique ? Cette rupture relève-t-elle d'un autre rapport à la cognition ? Si oui, comment pouvons nous concilier cela avec l'injonction de continuité ? S'il n'y pas de rupture technique, comment cette observation se positionne-t-elle vis-à-vis de la théorie du support ?

  • Est-on en mesure en tant que théoriciens du rapport à la technique et à la cognition, et en même temps en tant qu'acteurs, de faire des observations réflexives sur nos pratiques ? Si oui, comment, avec quelle méthode et pour quel objectif ? Sinon, pourquoi et dans quelle mesure notre posture théorique est-elle toujours tenable si on ne peut pas la mobiliser pour nous-même ?

  • Une question que je pense liée est celle du solutionnisme technologique (murs d'images, surveillance des examens, corrections automatisées...). Cette posture s'est également développée durant le confinement, elle consiste à ne considérer les problèmes que sous l'angle d'une solution technique encore à construire. C'est peut-être une limite d'une pensée simplifiée du pharmakon, au sens où tout problème technique n'a pas forcément de solution technique, en tout cas pas sans un décalage. Certains modes de pensée se dissolvent dans le changement de dispositif technique et ne peuvent être appréhendés que par des changements de posture (ne plus évaluer une formation avec un examen, ne pas chercher à faire du présentiel à distance...).

Rupture socio-professionnelle (des métiers d'apprendre et d'enseigner)

Je me préoccupe de la question de l'enseignement avec le numérique depuis 20 ans, je suis un enseignant qui expérimentent massivement ce type de modalité dans ma pratique, je ne suis donc pas contre. Je suis d'ailleurs pas pour non plus, disons que j'essaie d'être au mieux avec. Une conclusion, absolument pas originale et largement partagée aujourd'hui, est qu'enseigner avec le numérique, a fortiori à distance ou en modalités mixtes, est un métier différent. Et qu'apprendre avec le numérique est aussi un métier différent qui exige des compétences que les apprenants n'ont pas nécessairement développées. Il est plutôt admis les pratiques numériques récréatives ne préparent pas réellement aux pratiques professionnelles ou cognitives que le terme de digital native est largement usurpé si on le prend en ce sens (c'est le champ de la littératie numérique).

Cette hypothèse entre donc en contradiction avec celle de la continuité.

Quelques questions :

  • Si enseigner à distance et/ou avec des moyens numériques est un autre métier, où sont les espaces de formation associés ? Sinon, de quels outils dispose-t-on pour montrer qu'il y a effectivement continuité des pratiques et collectifs professionnels ? Que les compétences des apprenants sont toujours efficientes ? Si les enseignants et les apprenants ne sont pas formés, alors que fait-on de la baisse qualitative de l'enseignement et de l'apprentissage ? Et comment résout-on se problème à court/moyen/long terme ? Qui est en charge de ces questions ?

  • Comment observe-t-on les modifications de notre profession, dont certaines paraissent intuitivement très structurantes : par exemple on a renoncé aux examens sous leur forme traditionnelle (si on confirme que les palliatifs mis en place en fin d'année n'avaient plus grand chose à voir avec les exigences habituelles) ; ou encore on transforme les logiques de travail en groupe, distanciation sociale oblige, alors que nous revendiquons la prégnance de notre modèle d'apprentissage collaboratif, en binôme, en groupe, en projet. Sur ces exemples et d'autres, il faut statuer je crois : soit on a rien changé, soit on a changé mais ça ne change pas change pas chose (les examens c'est peut-être surfait), soit on a changé et ça change quelque chose.

  • J'ajouterai sur cet axe que je pense qu'en tant qu'enseignant nous avons une responsabilité accrue parce que les pratiques que l'on impose dans le cadre de nos cours (travailler de telle façon, avec tel outil, dans tel cadre d'interaction, avec tel objectif) ont un effet normatif. Si nous imposons une pratique c'est que c'est pratique perçue comme juste du point de vue de la majorité des apprenants. Donc, en quoi pouvons nous poser qu'elle est juste ?

Rupture politico-économique (et rapports de force dans le domaine de l'enseignement public)

L'injonction de continuité a une autre conséquence, elle conduit à devoir travailler plus pour travailler pareil. En effet, les économies de temps de déplacement mises à part il est vrai, pour faire pareil avec les outils numériques à distance, il faut faire ce qu'on faisait avant en plus de s'occuper des outils numériques et de gérer la distance. Afin de rendre supportable cette augmentation de l'activité (enseignante ou apprenante) chacun va aux solutions les plus efficaces, c'est à dire qui lui permettent de mieux répondre au besoin supposé au moindre coût à court terme. De plus, la situation de crise au début du confinement a conduit à faire avec les moyens du bord, au plus vite.

En conséquence le confinement a engendré l'accroissement de l'accroissement de l'usage de quelques solutions ultra-centralisées, essentiellement états-uniennes (Zoom, Discord, Google, Youtube, Facebook...).

Les personnels gestionnaires de l'UTC, les enseignants et les étudiants font massivement ces choix, parce qu'il fonctionnent, c'est à dire qu'il facilitent la continuité ou bien l'impression de continuité (d'autant qu'ils s'inscrivent dans une autre continuité qui est celle des pratiques personnelles, qui ont pour certains déjà subi la modification de la numérisation).

Quelques questions :

  • Peut-on formuler une critique du capitalisme de surveillance en dépendant de ses moyens ? L'énergie, le temps et l'argent investis dans ces solutions ne le renforcent-il pas ? Peut-on faire autrement (investir dans des moyens humains et matériels pour renforcer une solution décentralisée comme BBB à la place d'acheter des licences Zoom par exemple ?).

  • Dans quelle mesure les établissements publics en viennent à dépendre structurellement de moyens de fonctionner qui leur échappent totalement ? Quelle résilience développons nous en s'expropriant de nos moyens d'enseigner ? Quel autonomie reste-t-il pour une université qui possède des bâtiments vides mais plus l'infrastructure numérique où se sont déplacés ses acteurs ? Si nous acceptons ce deal qui consiste à renforcer des moyens privés externes pour pouvoir exercer notre métier, sommes en mesure de l'assumer : « donnons un sens à l'innovation avec les géants du numérique étasuniens » ? On pourrait également lier cette question, à celle de la marchandisation des données étudiantes, qui est aujourd'hui un paiement masqué des moyens que nous mobilisons, sans leur laisser, de fait, le choix.

  • On pourra ajouter, peut-être, la question de la transition : en favorisant des solutions qui accroissent la dépendance à des infrastructures numériques high-tech (réseaux haut-débit, haute-disponibilité, haute-mobilité ; postes clients puissants capables d'encoder, décoder, chiffrer...), en plus d'être la propriété exclusive d'acteurs économiques sur lesquels nous n'avons aucun contrôle démocratique, on peut se demander comment même aborder la question de la transition dans le domaine du numérique.

Science fiction

Je concluais en 2016 l'article Schmocs "Schmilblick online courses" par : « L'environnement technique de la pédagogie est constitutif de la pédagogie, il est ce qui rend l'apprentissage possible ; si l'école délègue ce cadre d'enseignement, elle disparaît. »

Je pense que c'est plus que jamais vrai et :

  • que les confinements sont en train de nous faire perdre un de nos atouts, le lieu ;

  • et que l'injonction de continuité est en train de nous en faire perdre un second, notre compétence à enseigner (les contenus sont bien sûr disponibles ailleurs et les professionnels de l'enseignement à distance sont plus adaptés que nous à l'enseignement à distance).

Il reste donc le diplôme, la marque. Un diplôme dont on a accepté en juin qu'il n'était pas si important et que finalement on pouvait largement réduire ses conditions de validation (comme cela se pratique déjà classiquement dans l'enseignement professionnel).

Si demain l'université passe des accords de diplomation avec des organismes de formation à distance, qui disposent de savoir-faire stabilisés, qui objectivement feront mieux que nous en pratique si nous ne nous formons et ne nous transformons pas, alors il ne nous restera peut-être que notre métier de chercheur pour observer comment on a perdu le métier d'enseignant.

On peut accepter ou refuser cela, l'aimer ou non, la question que je pose est : doit-on se poser la question ?

Responsabilité individuelle

« Nous payons pour Steam, Netflix, Amazon prime, Spotify. Mais pas pour Wikipedia, Archive.org, Librivox, Project Gutenberg, ni pour notre distro Linux préférée. L'énorme asymétrie entre les entreprises et la communauté n'est pas due au hasard mais résulte de nos choix de ne pas soutenir les projets communautaires. Les commodités à court terme contre le bien à long terme. Nous avons toujours choisi le 1er. Face au capitalisme de surveillance, nous devons absolument changer ». https://framapiaf.org/@goofy/104965024202356964 (@Goofy traduisant @aseem).

Il est difficile de poser la question de la responsabilité individuelle sans entrer d'emblée dans une posture moralisatrice, d'autant qu'il est difficile de toucher à nos choix professionnels (utiliser ou non Gmail au travail) sans toucher en même temps à des choix personnels (utiliser ou non Gmail chez soi). Et d'autant que le confinement a encore plus perméabilisé les environnements professionnels et personnels.

À noter :

  • Il existe des individus qui ont fait des choix (d'exclusion de certaines solutions de leurs pratiques par exemple) sans se couper du milieu numérique (et sans être des techno-réfractaires, ni, comme penserait d'aucun, sans avoir fait des choix religieux limitant l'usage de la technique) : donc les alternatives existent.

  • Choisir des outils et pratiques différents impliquent un coût, des investissements humains surtout, pour s'approprier, s'aider, etc.

  • Est-on obligé de choisir les mêmes solutions ? Devrait-on être obligé de défendre ses choix en contexte professionnel ? Qu'est qui doit rester un choix individuel, qu'est-ce qui doit être une prescription collective ?

Propositions

Que faire des ces questions ?

  1. On peut déjà les discuter théoriquement, mieux les poser, les trier, etc.

  2. Ensuite on peut se positionner vis-à-vis d'elles : ce que l'on croit, ce que l'on sait, ce que l'on participe à faire jour, ce dont on se moque... (objectivation de notre posture)

  3. On peut documenter nos pratiques à travers leur prisme (ce que je fais, pourquoi) et le partager (sortes de cahiers de laboratoire collectifs)

  4. On peut revendiquer collectivement : des espaces pour se former ou construire ensemble (recapacitation), refuser la continuité (voire le confinement), etc. (exemple : réduction des UTP contre journées de co-construction)

  5. On peut expérimenter des changements de pratiques, plus ou moins radicaux, au niveau professionnel : ne pas utiliser les services numériques de (certains) géants, favoriser des solutions à faible dépendance externe, expérimenter d'autres façons de travailler, réviser notre rapport à certains formats (amphi, TD...), à l'examen, aux jurys, au diplôme...

  6. On peut expérimenter des changements de pratiques au niveau personnel (dégafamisation, désmartphonisation, déréseauxsocialisation...)

  7. On pourrait imaginer de concrétiser tout ou partie de cela dans une (ou des) charte(s) éthique(s) de notre rapport à l'enseignement et au numérique : ce qu'on s'autorise et pourquoi, ce qu'on s'interdit et pourquoi.