Notion de littératie numérique
Enjeux de l'écriture computationnelle : la littératie numérique ou la prolétarisation
Le dualisme écriture-programmation propre à l'écriture numérique repose la question de la littératie, c'est à dire des compétences de lecture et d'écriture qu'il est nécessaire de maîtriser pour manipuler l'information numérique.
Les conditions de l'écriture numérique : accéder au computationnel
La littératie numérique implique la possibilité d'appréhender le niveau calculatoire, le niveau sémiotique et l'articulation entre les deux.
Il faut toujours la même appréhension au niveau sémiotique, mais il faut donc en plus une appréhension du niveau calculatoire qui sous-tend le niveau sémiotique que l'on perçoit ; et il faut une appréhension de l'articulation entre les deux niveaux. Cette nécessité d'appréhension porte la nécessité d'une pratique réfléchie pour devenir intuitive, accessible à la pensée pour être contrôlée. Il faut comprendre pour anticiper ce que l'on produit, la nature de ce que l'on peut faire et de ce que l'on ne peut pas faire, de ce que ça va devenir, des opérations que ça peut subir.
Un exemple : Framapad
Prenons comme exemple l'écriture via un éditeur de texte très simple - en apparence au moins - comme Framapad, une instance d'Etherpad hébergée par Framasoft que l'on peut utiliser directement en ligne, sans identification préalable.
Au premier abord l'écriture semble essentiellement graphique, orientée vers une production de signes alphabétiques, complétée par de la mise en forme basique (gras, italique). De fait les documents produits avec Framapad sont simples. Et pourtant, si l'on y regarde de plus près :
Le simple fait de saisir une adresse web produit un lien cliquable, sans qu'il soit besoin de programmer cette interaction (c'est le cas aujourd'hui dans la majorité des éditeurs de texte). Se pose donc d'emblée la question du bon usage des ces liens, problématique bien connue de l'écriture hypertextuelle.
Framapad est un logiciel en réseau, ce qui est écrit est donc sur un serveur distant, ce qui impacte la disponibilité de ce contenu (il faut une connexion Internet et que le serveur soit fonctionnel) ou sa confidentialité (le contenu est public par défaut).
C'est un logiciel collaboratif synchrone, donc d'autres utilisateurs peuvent modifier le contenu, y compris pendant que j'écris.
Par ailleurs tout ce qui est écrit dans Framapad est historisé automatiquement, et il est possible de rejouer la séquence d'écriture depuis le début, y compris ses fautes, ses hésitations, et bien sûr ces quelques mots géniaux que l'on avait cru perdus.
Ainsi donc, ce qui au premier abord pourrait sembler relever d'une écriture très traditionnelle, relève finalement largement aussi du computationnel. Cette analyse superficielle montre la nécessité de se questionner sur ce qui se passe au niveau logique du numérique. On notera que la superficialité de cette analyse fait ici son intérêt, elle montre que les fonctions computationnelles sont mal tapies, prêtes à surgir dès que l'on s'attarde un peu sur le chemin, facile à débusquer à qui les cherche un peu.
Littératie et technologie
Ce que je propose ici relève donc d'une démarche d'étude de la dimension technique des outils qui permettent de produire les textes, une démarche technologique au sens étymologique.
Pour bien écrire avec les outils numériques, ma thèse est qu'il faut comprendre le numérique dans sa dimension informatique : les algorithmes, les variables, le stockage, la transmission, la recherche, l'identification, la modélisation...
Ceci entraîne nécessairement une complexification et une abstraction des connaissances nécessaires à l'écriture, puisque l'on ajoute le niveau logique au niveau sémiotique, sans rien retrancher.
Une telle littératie numérique permet de comprendre les lois numériques qui gouvernent notre rapport au monde numérisé, comme les lois physiques gouvernent notre rapport au monde non numérisé. Elle permet de ne plus être le simple utilisateur de cette phrase érigée en bouclier : « je ne suis qu'un simple utilisateur ».
Des outils et des hommes
Le choix des outils que nous concevons et utilisons pour écrire est donc fondamental parce qu'ils conditionnent notre écriture, ils sont prescripteurs de possibles.
Le développement d'une littératie numérique nous permet de reprendre la main sur ces choix, de ne plus être simplement consommateur d'une informatique qui nous dépasse, de ne plus laisser uniquement le marketing décider de nos modes d'écriture à notre place.
Etherpad ou Scenari, Powerpoint ou Writer, Gmail ou Thunderbird, Facebook ou Twitter, et l'indénombrable légion des autres logiciels qui existent ou qui existeront, peuvent être vus, doivent être vus, comme des logiciels d'écriture et comme des langages de programmation, dont il faut alors connaître les arcanes pour garder la maîtrise de son écriture. Mais comme il est impossible d'apprendre et de réapprendre en permanence les spécificités techniques et fonctionnelles de chaque logiciel, il est nécessaire de se doter de fondamentaux théoriques et techniques qui relèvent du numérique en général et sont donc transportables d'un logiciel à un autre.
Illettré numérique on est relégué au rang d'utilisateur de services, on est prolétarisé (Stiegler, 2006), c'est à dire que l'on est privé d'un savoir et d'un savoir-faire que l'on possédait avant, que l'on ne peut plus décider de ce que l'on fait de notre écriture numérisée, de nos relations numérisées au monde. On est servi, et asservi, par des logiciels qui commandent à nos pratiques, des instruments qui nous instrumentent.